Bandeau.

Après les trois années précédentes de vie contrainte et subie en internat, la survenue de sa gestion personnellement, avec une relative autonomie, sans autre entrave que financière, apportait un sens profond à ce concept tant envié de tous temps et en tous lieux : la liberté. Agir selon les circonstances du moment, ses désirs spontanés, immédiats ou projetés, constituait une découverte, une respiration opportune très appréciée. Cette aventure se réalisait d'abord humainement, par les rencontres contingentes programmées par un certain hasard autant provoqué que conjoncturel. Les journées obéissaient à des rituels élaborés autour des impératifs collectifs et des temps personnels, souvent de loisirs. Des faits exceptionnels généraient des anecdotes indélébiles : les séances de "retape" et la "montée" au rectorat de tutelle, la réalisation du cours d'enseignement programmé des mathématiques pour la physique, les évènements de "Mai 68" et les complications de la vie étudiante quotidienne.
 
Les moments intenses et notables survenus pendant cette période se nourrissaient en priorité et naturellement des relations humaines. La relativement faible population étudiante de ce jeune campus prédisposait à la convivialité, à une humanité presque familiale, et facilitait les contacts extra-disciplinaires et les liens potentiels. Majoritairement masculine, la quarantaine d'étudiants de la première année de MP1 occupait tout au plus les cinq premières rangées de places de l'amphithéâtre laissant une vision de vide dans l'immensité du volume inoccupé. Certains associations constituées auparavant perduraient dans les différentes activités quotidiennes, étude et loisirs : la bande des quatre du lycée technique de La Ferté-Macé qui cohabitaient en ville dans une ambiance souvent festive ; le duo des pointilleux contestataires du Lycée Bellevue : Daniel, le spécialiste des trajets et des horaires de la SNCF, et la grosse tête (aux deux sens : chevelu et doué) Jean-Claude ; Annette et Nicole, la paire brillante et besogneuse du lycée Montesquieu... Certains à l'esprit d'indépendance très marqué demeuraient électrons libres : Jean, Patrick, Pierre le valeureux bachelier série "science ex" à la suite d'une orientation maladroite ... Et d'une manière complètement fortuite et inattendue, le "groupe des quatre" se constituait avec Yves, surnommé antérieurement Mimile, et complété par les deux Gérard L et R. Bien involontairement et en totale inconscience, ce quatuor élaborait un mode d'action et d'évolution en commun dans et surtout hors le travail étudiant. Il véhiculait une impression de joie de vivre, de bonne humeur permanente, d'insousciance en apparence béate et provocatrice. Cette image de dilettantisme heureux, de détachement apparent, suscitait de l'étonnement, de l'incompréhension, de la réserve, parfois du dépit teinté de jalousie, notamment de la part de la quinzaine d'étudiants de l'effectif final de la promotion... Les vicissitudes de la vie de chacun l'emmenaient sur son propre chemin, le guidaient vers son itinéraire personnel en favorisant son installation familiale et professionnelle. Mais, après quelques temps d'éloignement, sous l'implusion et la volonté de Gérard L et de Mimile, cette cohésion se réactivait, prenait un nouvel élan. Cette communauté réduite et ressoudée éprouvait, dès lors, un désir partagé de revigorer la complicité grégaire et les mœurs initiales : des retrouvailles d'aspects divers, régulières et prolongées consolidaient les liens vivaces d'une amitié profonde.
 
L'emploi du temps quotidien respectait certains rites, le premier, chronologiquement, étant le petit déjeuner. A l'heure fixée la veille, il s'effectuait généralement dans la chambre de Mimile : eau chauffée sur un réchaud "camping gaz", nescafé, éventuellement régilait en poudre, tartines de beurre et/ou confitures parfois remplacées par des viennoiseries (croissants, pains au chocolat ou au raisins...) loupéennes invendues du dimanche précédent. La suite dépendait de l'emploi du temps universitaire : les cours magistraux ou les indispensables travaux dirigés obligeaient les quatre complices à se diriger à grandes enjambées (retard oblige) vers le lieu prévu, en tentant une entrée discrète ; une matinée sans impératif institutionnel autorisait toute possibilité d'action spontanée, très souvent intellectuelle (discussion, débat...) ; quelques rares fois, le sujet abordé traitait d'une difficulté rencontrée à l'occasion de la recherche d'un exercice d'application d'une notion de cours ou de la résolution d'un problème proposé. Car chacun consacrait, hors grégarité, quelques instants de besogne personnelle dans la solitude et le calme de sa chambre. Sans obligation de l'institution, l'après-midi s'écoulait très souvent devant un échiquier : après plusieurs longues heures d'attention et de réflexion, la partie s'achevait généralement par la sentence sèche et abrupte prononcée par Mimile ou Pierre : "échec et mat !"... Après le diner, la soirée se poursuivait assez régulièrement dans les salles enfumées du rez-de-chaussée de la cité universitaire par la pratique de différents jeux de cartes. Tantôt l'activité requérait cogitation, discipline et rigueur dans l'application de la méthode "Albarran" au bridge, tantôt le tarot, par tablée de cinq, générait une ambiance plus ludique, entièrement axée vers le divertissement. Très sporadiquement, sous l'impulsion intense de Mimile, quelques foulées matinales, amples et rythmées aspiraient à améliorer l'oxygénation des circonvolutions cérébrales et surtout à éliminer la couche de goudron stupidement déposée sur les alvéoles pulmonaires...
 
De manière épisodique, Michel animait des séances dédiées à la "Grande musique" dans une petite pièce d'un bâtiment du campus éloigné du tumulte nocturne. Une douzaine de mélomanes néophytes ou confirmés répondait à sa proposition d'ouverture culturelle. Il apportait de sa propre discothèque le microsillon d'une œuvre classique selon son inspiration du moment. Après une brève introduction, il suggérait d'écouter le morceau dans l'obscurité pour de meilleures sensations auditives en limitant le parasitage des autres sens. A l'issue de l'audition, l'échange des impressions individuelles ressenties lui fournissait l'occasion de proposer des informations complémentaires : la vie et le répertoire de l'auteur, le contexte de la composition et des premières représentations publiques, l'interprétation habituellement retenue... 
 
A l'initiative des autorités institutionnelles, notamment Michel et Hervé, des actions étaient organisées pour tenter d'asseoir la pérennité et la continuité de ce cursus. D'une part, des opérations de "retape" emmenaient enseignants et étudiants dans différents lycées du secteur à la conquête d'éventuels futurs candidats. Les quelques voitures (4 CV ou 4L Renault, 2 CV Citroën...) disponibles et bondées formaient un convoi vers le lieu sélectionné dans une joyeuse ambiance de lurons en goguette. Les premiers présentaient, en quelques traits promotionnels, cette formation spécifique d'une manière la plus attractive possible, mais sans démesure. Ensuite, les seconds, par petits groupes, échangeaient avec les lycéens en répondant à leurs questions, notamment sur les contenus, le niveau des difficultés, l'atmosphère de travail et des cours, la vie étudiante... Relater en toute simplicité leur vécu quotidien générait suffisamment d'arguments convaincants sans ajouter de propagande outrancière. D'autre part, au cours de la première année du second cycle, une expédition au rectorat (à Caen à cette époque) était programmée dans des conditions matérielles similaires. Son objectif visait à exposer la volonté collective de ce département naissant de la lointaine et modeste faculté des sciences du Mans d'obtenir la création de la deuxième année de maîtrise à la rentrée suivante. Les enseignants rencontraient les autorités de tutelle pour expliciter, justifier et défendre avec force la requête déjà formulée quelques temps auparavant. Parallèlement, la cohorte des quelques dizaines d'étudiants manifestait pacifiquement, sans acrimonie, mais avec détermination, son soutien à la délégation officielle. Mais finalement, cette démarche se révélait vaine dans l'immédiat : il fallait terminer le cycle en un autre lieu.
 
Dans le double souci de leur procurer des responsabilités et des activités concrètes, d'une part, et, d'autre part, de se délester de cette charge peu motivante à transmettre, les enseignants proposaient aux étudiants la réalisation d'un cours d'enseignement programmé des mathématiques pour la physique. Cette partie du programme se partageait assez naturellement en thèmes indépendants qui déterminaient les différents chapitres de l'ouvrage. Pour la réalisation de chacun d'eux, un groupe de travail d'étudiants volontaires se constituait selon deux critères majeurs : affinités relationnelles et/ou pour le sujet traité. Chaque partie comportait une brève introduction historique et contextuelle. Suivait ensuite, de manière séquentielle, les théorèmes, généralement énoncés sous forme de formule, avec leurs conditions d'utilisation et des exemples de mise en œuvre. Quelques exercices d'application achevaient la présentation avec des renvois vers des sections précédentes en fonction des erreurs repérées. Enfin une batterie de tests d'évaluation des acquis de ce chapitre proposait soit le passage au suivant, soit le retour à un point précis du développement pour une reprise de l'étude. Toute cette activité nécessitait l'exécution de diverses actions en plusieurs étapes : la recherche du contenu, souvent à partir des cours suivis antérieurement ; son développement en suivant une progression logique ; l'élaboration des épreuves de mesure des connaissances ; l'anticipation des difficultés rencontrées lors de la résolution des problèmes suggérés ; la connaissance complète et fine de l'ensemble des acquisitions de cet enseignement et la mise en place d'un système de codage cohérent et d'une grande rigueur des items évoqués pour un cheminement facilité à l'intérieur du manuel ; la rédaction et la dactylographie des différentes pages avec l'aide avisée et précieuse de Danielle, la secrétaire du département ; l'expérimentation en situation réelle sur une population à initier, les étudiants nouveaux. Ce travail en équipe et de longue haleine arrivait à son terme, mais sans publication, au moins immédiate. Toutefois, il apportait aux acteurs un complément de formation pratique non négligeable par son caractère transversal de la conception à la divulgation en passant par la réalisation et la mise en forme.
 
Le Mans connaissait aussi son mouvement étudiant de "Mai 68" appuyé, entres autres, par les syndiqués de l'usine Renault locale. Comme dans toutes les facultés françaises, il obéissait à des règles habituelles à ce type d'évènements. Une assemblée générale se déroulait le matin dans un des amphithéâtres du campus sous la direction des représentants déterminés de l'AGEM (Association Générale des Etudiants du Mans). Les tribuns manceaux s'employaient, comme leurs homologues parisiens notamment, à défendre les positions contestataires du moment. Chacun des porte-parole des groupuscules gauchistes (Lutte Ouvrière, Ligne Communiste Révolutionnaire, Trotskistes, Maoïstes, Marxistes-Léninistes...), alimentait le débat en valorisant les différences de sa communauté. Quelques rares volontaires hardis osaient braver l'ambiance générale en suggérant l'arrêt de l'action engagée et la reprise des cours. Quel courage mêlé d'inconscience ! L'après-midi, les étudiants convergeaient, le plus souvent à pied, vers la manifestation conjointe avec les travailleurs. Et attention en passant devant les CRS qui encerclaient et contrôlaient le centre ville : un échange enjoué entre camarades pouvait s'interpréter négativement et déclencher illico le départ d'un ranger vers la partie charnue des joyeux badauds. Dans cette "chienlit" généralisée, l'année universitaire se terminait avant son terme prévu, sans reprise des cours ni évaluation des aptitudes. Sa validation officielle nécessitait l'organisation des examens en septembre. Certains se résumaient à une série de questions balayant l'ensemble du programme, d'autres se réduisaient à une épreuve orale éventuellement subie un dimanche matin...
 
Mais la vie étudiante, sans bourse d'étude, ressemblait, avec acuité et persistance, à la survie matérielle : les conditions difficiles obligeaient à rechercher, accepter et effectuer un certain nombre de tâches extra-universitaires rémunérées. La plus fréquente se retrouvait dans les classiques cours particuliers de mathématiques à des élèves en détresse momentanée ou affirmée. Leurs parents, généralement aisés et distants, souhaitaient une certaine réussite à leur progéniture avec un investissement personnel minimal. Par ailleurs, Michel sollicitait une compagnie à ses enfants lors de sorties nocturnes à des spectacles culturels : théâtre, concert, etc. La garde se résumait habituellement à une simple présence rassurante pour toute la famille. Les trois heures se passaient sur le canapé du séjour, univers éclectique de livres et disques à la fois sobre et raffiné. Enfin, un remplacement, pendant une paire de mois, dans un établissement privé procurait un revenu substantiel régulier. En revanche, les compétences requises pour l'exercice de cette fonction ne présentaient aucun lien avec à la formation suivie depuis le secondaire : il s'agissait, en effet, du cours de biologie dans une classe de sixième...