Bandeau.

L'effectif de la troisième B était majoritairement féminin. Une seule des cinq rangées d'élèves était remplie par la demi-douzaine de garçons. Elle se situait à l'opposé de la porte d'accès, près des fenêtres. Exceptionnellement, ce fut même la première et l'unique fois de la scolarité, rien ne perturbait le champ de vision de face ! Quelle a été la raison de ce positionnement ? Cette place était certainement la seule disponible lors de la première entrée en classe... en dernier. En définitive, cette position s'est révélée, de manière insoupçonnée, plutôt confortable, favorable même. Certes, la proximité du tableau, un mètre environ, obligeait à une rotation de l'axe de la tête pendant la majorité du temps scolaire. Mais la disposition, à la hauteur de son bureau, n'inclinait pas l'enseignant à diriger son regard dans cette direction. Il s'orientait naturellement devant lui, vers le fond de la pièce. Ainsi, il était facile de se faire oublier, voire de rêver ou somnoler...
 
Les cours de mathématiques du père "Juju" prenaient des aspects différents selon l'avancement de la journée. Le matin, ils se déroulaient de manière classique, et dans un calme absolu. Dès l'entrée en classe, un élève était invité au tableau à présenter sa version du travail à chercher et à réaliser à la maison. Un échange pouvait s'établir à la suite : proposition d'un autre choix de résolution, approfondissement d'un point précis... Venait ensuite le moment fort de la séance, la leçon du jour prévue (mais probablement non préparée), accompagnée d'explications diverses et d'une marque écrite sur le cahier approprié. Après un rapide coup d'œil dans le livre, le "Monge"Livre de mathématiques de 3°., il citait le numéro des exercices qui devaient solliciter la mise en application individuelle de la notion étudiée. L'après-midi, leur progression était plus chaotique, laborieuse, parfois imprégnée de violence, de sauvagerie... et de forte angoisse de la part des élèves. Généralement, Christiane, la première de la rangée de tables située près de la porte et la plus près du tableau, débutait le ballet. A l'appel de son (pré)nom, terrorisée, elle se levait et, en deux pas, se postait à l'endroit habituel. Avait-elle entendue la question ? De toute façon, aucun son ne pouvait sortir de sa bouche, elle attendait avec frayeur la suite : une paire de gifles qui, malgré la retenue, provoquait une torsion du cou d'un côté et de l'autre. Chaque élève percevait nettement le double "clac". Après l'injonction, elle rejoignait son siège, en pleurs. C'était ensuite le tour de sa voisine latérale, puis celles qui se succédaient dans la file... Après plus d'une demi douzaine de paires d'yeux en larmes et au bon vouloir du rougeaud père "Juju", venait le tour des garçons, aussi terrifiés que leurs camarades. Selon son humeur et le degré de maitrise de ses impulsions, il conviait Christian, Daniel... ou entamait la colonne à son début. Mais tous et toutes attendaient avec impatience la fin de cette série.
 
La troisième était une année charnière, comme elle l'est toujours. Elle terminait le premier degré de l'enseignement secondaire et préparait l'entrée dans le second cycle. S'il existait au niveau national à cette époque, le centre d'information et d'orientation (CIO) n'existait pas dans un petit cours complémentaire rural. Les choix se construisaient avec l'aide des professeurs, des autorités administratives et les échanges entre élèves eux-mêmes à partir du vécu de plus anciens, expérimentés. Souvent, la famille ne possédait pas les connaissances pour aider leurs enfants. La voie "royale" consistait à se présenter au concours de "l'école normale" où l'on formait des futurs instituteurs. Les élèves trop moyens ou sans la vocation enseignante s'orientaient vers le lycée, généralement "Ronsard" à Vendôme, le plus près. L'option choisie fut l'engagement vers l'enseignement technique, une troisième possibilité qui s'offrait au prix d'une sélection assez sévère. Le retour, après quinze ans, dans le noyau familial à La Loupe et la présence d'une ligne de chemin de fer entre les deux villes axaient la préférence vers Le Mans au "lycée technique d'état". Les deux camarades ayant effectué la même démarche, c'est le père de Daniel accompagné de celui de Jean-Pierre qui conduisirent les trois candidats au concours d'entrée dans cet établissement. La vaste cour carrée et les préaux étaient remplis d'un nombre impressionnant de postulants, prêts à s'affronter par l'intermédiaire des mathématiques, du français et de l'anglais. Les épreuves terminées, le chauffeur et son copilote embarquaient les futurs lycéens pour les soixante kilomètres du retour. Une dizaine de minutes avant l'arrivée à Villée, à Poncé-sur-le-Loir, la voiture faisait un petit détour en direction des coteaux et stoppait devant un caveau. Là, deux verres de "Jasnières" gratifiaient les adultes pour leur journée d'attente et trois autres récompensaient les enfants des souffrances subies pendant des longues heures.
 
En ce début de la deuxième moitié du vingtième siècle, la scolarité en fin de troisième se terminait par le brevet d'études du premier cycle (BEPC). De sa réussite dépendait l'accès au second degré de l'enseignement secondaire. Pratiquement, toutes les matières enseignées faisaient l'objet d'une évaluation. Trôo EgliseSon passage se déroulait au lycée Ronsard. Gentiment, la maman de Nicole s'était proposée pour convoyer des camarades de sa fille. Le rendez-vous se situait face à l'église de Trôo. Monique avait parcouru la quinzaine de kilomètres depuis Cellé avec son solex. Même si l'arrivée se trouvait en hauteur, la distance effectuée à vélo depuis Villée n'avait entamée la journée que de quelques minutes. Après la première demi-journée d'examen, les futurs diplômés avaient apprécié le steak-frites pris dans un petit café de la ville. Les épreuves de l'après-midi terminées, la conductrice profitait du retour pour rendre visite à la grand mère de Nicole moyennant un léger écart vers Lunay.