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Des changements substantiels modulaient le déroulement et l'évolution de cette vie d'adolescent. En premier lieu, le retour, après une quinzaine d'années, dans le cercle parental modifiait, de part et d'autre, des habitudes inhérentes à chacun dans son vécu quotidien antérieur. L'appréhension de l'autre dans sa réalité propre bouleversait l'état existant et les stratifications constitutives élaborées au fil du temps.
 
Les motivations à l'origine du délaissement de l'activité parisienne sont très probablement plus professionnelles que sentimentales. La lassitude de la routine de dix années dédiées presque intégralement à la réussite sociale via le travail, certes lucratif, mais prenant et harassant, incitait à un retour à la vocation initiale moins pénible et plus satisfaisante. Des circonstances favorables et opportunes ont permis l'acquisition d'une pâtisserie à La Loupe en Eure et Loir. Cette petite ville paisible de quelques milliers d'habitants était à la fois bourgeoise et prolétaire, mais sans foyer de pauvreté marquant. Elle avait l'avantage de posséder une gare située sur la ligne de chemin de fer "Paris-Le Mans", à environ une heure et une centaine de kilomètres de la capitale.
 
Une variation importante du mode de vie, principalement dans la gestion du temps personnel, naissait de la différence de l'environnement humain. D'une attitude altruiste, désintéressée, conviviale, profondément humaine, en rythme et en symbiose avec la nature il muait en une posture essentiellement consommatrice, productiviste et rentable... Ainsi, une partie du jour et demi de repos scolaire devait être consacrée à la participation à des travaux d'aide au sein de l'entreprise familiale. Le dimanche matin, notamment, quelques heures étaient utilisées à la confection des tartes et tartelettes (abricots, mirabelles, cerises, ananas...) et au garnissage de la pâte-à-chou (Paris-Brest, religieuses et éclairs parfumés au café et au chocolat, salembos...). Par ailleurs, les relations commerciales normales exigeaient la livraison à leur domicile de la commande de certains (bons) clients. Enfin, les "sorties du samedi" nécessitaient un retour relativement tôt afin d'être opérationnel pour effectuer ces tâches. La récompense des camarades accompagnants se trouvait dans un petit-déjeuner copieux, à volonté : des viennoiseries (croissants, excellents au demeurant, pains au chocolat ou aux raisins...) tout juste sorties du four accompagnaient une boisson chaude (chocolat ou autre café...) et quelques blagues de fin de nuit...
 
En second lieu, l'arrivée dans cette ville inconnue provoquait naturellement nombre d'incertitudes, certes des possibilités de découvertes en devenir, mais aussi de réelles pertes de repères importants à cette période. Subrepticement, un grand désarroi naissait de la survenue de l'impression de délaissement, voire d'abandon de l'existence récemment quittée. Cette distance se manifestait d'abord géographiquement par l'éloignement de Villée, témoin et théâtre d'abondants souvenirs encore bien présents et très vivaces. Elle atteignait son apogée dans le sentiment diffus d'ingratitude, presque de trahison, envers Ida, le personnage central, au cœur du socle du capital humain élaboré et accumulé.
 
Les relations interpersonnelles, issues prioritairement dans le milieu de vie, d'action, provenaient, en l'occurrence, de l'environnement scolaire. Dudule, le camarade loupéen des trois années du cycle, habitait un village situé à une dizaine de kilomètres où ses marques étaient bien assises. Tato, plus âgé et plus ancien au lycée d'un an, possédait de ce fait le statut de "grand frère", d'expérimenté. Elles émanaient aussi de la participation à des activités estivales rémunérées à l'entreprise locale florissante du moment : "la laiterie parisienne" de Fontaine-SimonLaiterie Fontaine-SimonLes trajets de cinq kilomètres nécessitaient l'entraide par le covoiturage, souvent à moto. Cette solidarité naturelle découlait d'une entente et une complicité spontanées des différents acteurs : Tato, Papou, Gérard... Les étudiants travailleurs temporaires accompagnaient les chauffeurs dans les camions, les aidaient à collecter le lait dans les fermes des tournées auxquelles ils étaient affectés. Parfois, le liquide était stocké dans des bidons en aluminium de vingt litres. Un coup de main de pro favorisait leur lancement, avec un minimum d'effort,  sur le plateau du véhicule. Certaines exploitations plus importantes conservaient le produit dans des tank à lait réfrigérés. Le transvasement se faisait alors mécaniquement, ce qui demandait moins d'énergie physique. En revanche, la capacité de la citerne étant supérieure, la tournée était plus longue... Pour une meilleure conservation du lait pendant les temps chauds de l'été, deux ramassages étaient programmés chaque jour. Le départ matinal s'effectuait dès sept heures. Un petit-déjeuner était offert par les fermiers visités, à tour de rôle : c'était un vrai repas plantureux et bien arrosé ! La première partie de journée se terminait en début d'après-midi. La deuxième collecte, plus brève, démarrait à dix-neuf heures et s'achevait peu avant minuit. Pour le retour à La Loupe, les jeunes s'attendaient auprès de Nadine, notre aînée d'une ou deux années, qui séjournait l'été chez son père directeur de l'usine. Ces instants forts vécus dans ces circonstances laborieuses et conviviales ont forgé des amitiés sincères, profondes et solides.