Bandeau.

Le principe de la réalisation d'une action universelle et gratuite pour la Nation recevait un franc et total acquiescement. Cet acte civique s'inscrivait naturellement dans une logique d'échange, de don réciproque. Durant une quinzaine d'années, la société avait permis l'accès à un niveau de connaissance conséquent et aiguisé une aptitude efficiente à la réflexion. De ces compétences communes mais solides avaient surgi une appréhension et une compréhension de l'humanité, de l'environnement et du monde, plus ouvertes, étendues, globales. Cette immersion intellectuelle syncrétique offerte par les institutions avait favorisé l'acquisition d'une culture générale éclectique plus élaborée que la formation originelle, familiale et rurale. Compenser par un service national ces bienfaits procurés par la collectivité paraissait d'une évidence spontanée et normale.

  

Le besoin de combattants valides incitait la révolution française à instaurer le service national. En réalité, elle instituait le service militaire obligatoire pour tous les français âgés de dix-huit à vingt-cinq ans, la « levée de masse ». Cette conscription visait essentiellement la formation et l'entraînement des forces vives issues du peuple à la défense de la Patrie. Paradoxalement, en sapant tous ses piliers, cette création mutilait le socle tripode de la déclaration des droits de l'homme si chère aux révolutionnaires. La notion de liberté devenait caduque par le caractère contraint, involontaire de cette mesure. Le sexisme de sa motivation première et l'existence de passe-droits écornaient le concept d'égalité. Enfin, la suspicion immanente de l'idée de protection du territoire dissonait à l'extrême de l'image de la fraternité.

  

En l'occurrence, le service national en faveur de la société ne pouvait se concevoir dans l'armée. Plusieurs raisons motivaient cette vision personnelle défavorable. La première réserve se fondait sur l'objet de cette institution. En effet, le concept même de cette structure heurtait profondément l'individu à l'esprit éclairé et ouvert, enclin à l'altruisme. L'emploi pudique et maladroit de l'expression « Défense nationale » dissimulait une volonté masquée souvent belliqueuse. De plus, la complète et stricte hiérarchie de cet organisme modelait fortement son fonctionnement rigide. L'information et les décisions circulaient à sens unique du sommet vers la base. Ainsi un pion du bas de l'échelle, une recrue de deuxième classe, devait exécuter sans rechigner tout ordre, même incohérent, intimé par un caporal, de rang juste supérieur. Sinon, immédiatement, des réprimandes, des brimades et souvent des corvées, parfois dégradantes s'abattaient sur le récalcitrant. Toute contestation, contradiction ou simple remarque de bon sens se trouvait annihilée de facto. Pourtant certains choix ordonnés en haut lieu, à l'état-major, auraient mérité plus de jugement et d'humilité. Ainsi la fameuse ligne Maginot prétendue inviolable contre une éventuelle invasion allemande n'empêchait pas la défaite sur son sol de la France en 1940. De même, la stratégie mise en œuvre à Dien Bien Phu s'avérait un cuisant échec de l'armée française pendant la guerre d'Indochine en mai 1954. A eux-seuls, ces deux exemples peu glorieux n'encourageaient pas à s'engager derrière ces élites militaires. En outre, le recrutement massif de toute la population hétéroclite d'une tranche d'âge nécessitait un minimum de formation à un cadre commun. Or les règles de vie collective imposées se transmettaient dans une extrême et froide rigueur sans réelle justification. Une part importante du cursus éducatif consistait en l'apprentissage du maniement des armes. L'objectif final de sa parfaite maîtrise résidait dans la capacité à anéantir l'autre. Or, tenir une carabine sur un stand d'une fête foraine et viser un ballon de baudruche virevoltant à trois mètres représentait une activité irréalisable, hors de l'entendement. Enfin, un dernier aspect négatif se manifestait avec une réelle acuité dans l'agissement sur le comportement psychologique des jeunes soldats enrôlés. Un conditionnement suffisamment fin aboutissait à obtenir une réaction optimale dans la délicate situation la plus extrême possible : mettre en joug un semblable, l'index replié sur la gâchette... et ordonner la traction de ce doigt.

 

La gestion du service national dépendait entièrement du ministère de la Défense. Effectuer une action civile dans le cadre de ce devoir citoyen nécessitait un parcours militaire minimal. Aspirer à dévier de la voie habituelle, imposée tacitement, nécessitait une volonté forte et un engagement obstiné. Le choix de dérogation à la règle exigeait des démarches spécifiques auprès de l'administration de l'armée. L'accord de ces autorités se traduisait effectivement par un service actif de deux années scolaires pendant que le service militaire durait seize mois.