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Quelques heures d'avion séparaient les capitales française et sénégalaise. Une foule compacte presque exclusivement composée de coopérants remplissait la totalité de l'appareil. Le contingent des VSNA (Volontaires du Service National Actif) rejoignait son affectation quelques semaines avant la prise de fonction effective. Se déroulant au rythme local, les démarches indispensables à l'installation convenable nécessitait un délai d'une longueur inhabituelle.

 

Cette langueur naturelle des autochtones s'observait déjà en pénétrant dans l'enceinte de l'aérogare. Les formalités d'entrée sur le territoire duraient un temps qui semblait figé. Les files d'attente devant les guichets des policiers s'étiraient dans une quasi immobilité. Baignés dans l'atmosphère chaude et humide de l'hivernage, les jeunes européens à l'enthousiasme débordant géraient difficilement leur impatience contenue. L'analyse minutieuse de chaque document laissait égrener une infinité de secondes. L'opération se prolongeait par une signature alambiquée exécutée avec un geste continu, lent et tout en rondeur. Elle se terminait par le rituel de l'oblitération : d’un mouvement ample et régulier, le tampon rebondissait avec force bruit sur l’encreur, puis achevait sa trajectoire avec la même intensité sonore sur l'imprimé à certifier. Quelques instants plus tard, une nouvelle queue stagnait devant le comptoir des douaniers. A la demande du préposé, chaque passager ouvrait chacun de ses bagages pour l'analyse complète de son contenu. Parfois, cet examen méticuleux entraînait d'interminables palabres. Car la mission de l'agent consistait principalement à débusquer une importation frauduleuse. Dans ce cas, après calculs et formalités, une taxe s'imposait en dédommagement de l'État pour cet acte indélicat... sauf si un arrangement survenait entre les intervenants présents. Le vécu des ces derniers instants sur le sol sénégalais augurait avec netteté du quotidien qui se profilait pour les temps à venir.

 

Après l'étape obligée de l'aéroport, les premiers moments à Dakar se déroulaient à l'Ecole Normale Supérieure, route de Ouakam. Bien qu'excentré de quelques kilomètres du cœur de la ville et des administrations, l'endroit présentait des avantages incontestables pour les autorités sénégalaises et françaises. D'une part, il permettait l'hébergement temporaire des nouveaux arrivants dans des conditions sommaires mais convenables. D'autre part, un amphithéâtre suffisamment spacieux autorisait l'accueil de cette population en un même lieu pour l'apport d'informations utiles à l'installation. Poulet yassa.En plus, en traversant l'avenue, Thiep bou dien.le quarteron gérant du relais de Ouakam proposait des repas typiques du pays (poulet yassa, thiep bou dien...) ou plus classiques pour un français (grillades, steak frites...). Enfin, l'éloignement du centre administratif obligeait les nouveaux dakarois à s'immerger dans la pratique du transport urbain local.

 

Généralement, le choix des néo-coopérants VSNA oscillait entre deux modes de déplacements. Taxi sénégalaisD'une part, les taxis jaunes et noirs à l'état de vétusté très avancé sillonnaient la ville en permanence en quête d'une course. Au volant de leur automobile délabrée, les taximen circulaient de manière hasardeuse, peu conventionnelle, le regard pointé plus sur les bas-côtés que sur la chaussée. A la vue d'un potentiel client, notamment un « toubab », ils manifestaient leur présence en actionnant le klaxon d'un petit coup furtif. Malgré la présence d'un compteur dans son véhicule, le conducteur indiquait d'emblée un tarif à l'annonce de la destination demandée. S'engageait alors une séance de marchandage, un jeu obligé qui aboutissait couramment à un accord. Le prix proposé étant souvent le double du tarif « normal », il suffisait d'offrir le tiers pour aboutir en quelques échanges à la valeur du service acceptable pour les deux parties... Car rapide.D'autre part, les « cars rapides » représentaient un intermédiaire entre le taxi, moyen individuel de déplacement, et le transport en commun classique par bus d'une cinquantaine de places. Ces engins sans vitres, cabossés et bricolés, suivaient leur trajet prédéfini selon deux schémas de conduite en fonction de leur degré de remplissage. Tantôt, le pilote dirigeait sa camionnette à vive allure vers le lieu d'arrivée, tantôt, il roulait de manière modérée afin de permettre à son aide d'effectuer son travail de rabattage. Debout sur le marchepied arrière et agrippé à la carrosserie, ce dernier étirait son corps obliquement vers sa partie latérale droite d'où émergeait sa tête. Ainsi, il scrutait les passants en criant la destination prévue : « Sandaga ! Sandaga ! » ou « Ouakam  Ouakam ! ». Un coup de la paume de la main sur la carrosserie indiquait au conducteur l'imminence d'un arrêt. A l'intérieur, les passagers s'entassaient, assis, le long de la cabine et des parois latérales. Pendant le trajet, effectuer le moindre mouvement, par exemple déplacer les pieds entre les bagages amoncelés au sol, relevait de la gageure et amplifiait la sudation déjà présente. Pour quelques dizaines de centimes de francs CFA et une durée très aléatoire, on arrivait au lieu souhaité empli d'une dose importante de sensations diverses. C'est au prix d'un confort très rudimentaire lié à l'amas humain et matériel, parfois animal, confiné dans ce faible espace mobile que se méritait ce tarif réduit.

 

L'amphithéâtre de l'ENS permettait de regrouper les néo-dakarois VSNA en vue de leur fournir les instructions indispensables à leur installation proche. Elles consistaient essentiellement en démarches à effectuer auprès des autorités françaises, principalement le consulat de France, et sénégalaises, en particulier les ministères de l'intérieur et de l'éducation. L'encadrement de cette communication s'effectuait sous la responsabilité de monsieur F., le directeur du Bureau de Liaison des Agents de la Coopération Technique (BLACT). Cette fonction procurait à cet ancien enseignant coopérant un moyen d'obtenir une certaine forme de supériorité, de promotion factice, voire de pouvoir, alliée à l'abandon des obligations routinières de l'enseignement. En plus de la notification des formalités d'arrivée à entreprendre, ce fonctionnaire était aussi censé apporter aux récentes recrues des informations utiles à la découverte de leur nouvel environnement. Répondre aux interrogations légitimes et aux attentes personnelles, certaines insolites, des néophytes relevait naturellement de la teneur de cette activité. Mais ses conseils s'avéraient souvent ni encourageants, ni motivants, quelques fois déconcertants : ainsi, par exemple, il recommandait fortement de faire tremper les légumes achetés au marché dans du permanganate de potassium avant leur utilisation pour éviter toute contamination... Une telle pratique générait de la stupéfaction, des sarcasmes même, auprès d'anciens qui la trouvaient sans réels fondements et d'aucun intérêt.

 

Ce régime grégaire d'initiation à la vie dakaroise durait quelques jours. Ensuite, les VSNA se trouvaient dispersés dans différents hôtels de la ville. En l'occurrence, l'établissement proposé, l'hôtel Métropole, se situait sur le « Plateau » à l'est de la place de l'Indépendance en direction du port, à l'extrêmité de la rue Hassan II. À son comptoir, une européenne à la chevelure blonde crêpée et d'un âge marqué, probablement la gérante, accueillait chaleureusement les clients, de manière convenue. Du hall d'accueil, montait un escalier en bois muni d'une balustrade en fer forgé. Il se prolongeait à l'étage par un couloir parqueté qui desservait les chambres de part et d'autre. Les pièces d'un bon volume offraient un confort sobre et rudimentaire, lequel avait prévalu lors de sa construction quelques dizaines d'années auparavant. Un bref instant après la première arrivée nocturne dans le lieu, le grincement des lames du parquet de la coursive matérialisait un déplacement derrière la mince cloison à l'isolation phonique réduite. Soudain, le crissement cessait : on toquait à la porte et une voie féminine rauque, naturelle, dénuée de sensualité prononçait la formule : « C'est l'amou'r qui passe ! ». Cette expression locale originale de proposer ses charmes voguait, certes, à des miles de la poésie de Léopold Senghor, mais elle brillait d'une singulière élégance. En effet, elle supplantait la tournure directe et prosaïque, d'une trivialité brutale : « Je fais boutique mon cul ! » ou l'appel monosyllabique chuinté faussement discret : « Psitt ! ».

 
L'attribution du logement par le gouvernement sénégalais confirmait l'impression perçue lors du débarquement sur le mode de fonctionnement du pays. Le fonctionnaire sénégalais responsable de cette activité, monsieur C. était un homme de taille moyenne, mais de bonne corpulence. Son boubou d'un bleu pâle aux multiples broderies alambiquées lui conférait une stature imposante qui exprimait une réussite ostensible. Assis derrière son bureau envahi d'une multitude de documents, il accueillait ses interlocuteurs avec une grande affabilité. Son visage rond et avenant laissait apparaître des dents blanches et or lors des mouvements maxillaires. La méthode d'exécution de sa tâche semblait rodée depuis des années et s'avérait d'une efficacité assurée. Un simple mot résumait parfaitement cette stratégie éprouvée : tem-po-ri-ser. Par cette (in)action, le temps agissait en sa faveur : l'impatience des jeunes français fougueux s'émoussait progressivement au fil des jours. Après plusieurs visites infructueuses des demandeurs, il suggérait une possible avancée du dossier en manifestant une collaboration concrète... Certains obtenaient alors leur logement en quelques jours, d'autres pouvaient attendre plusieurs semaines, jusqu'à la veille de la rentrée. C'est ainsi que Monsieur C. bénéficiait d'un copieux treizième mois !
 
De manière naturelle un esprit de camaraderie s'installait au sein de groupes restreints, comme cela devait se dérouler au sein des casernes. Ces associations de VSNA s'élaboraient autant par le hasard que par des coïncidences géographiques liées à l'hébergement ou à l'affectation. Cet élan fortuit et circonstanciel se traduisait par l'accomplissement en commun des obligations administratives et les trajets nécessaires à leur réalisation. Les temps morts occasionnés par les inévitables attentes à chacun des services visités apparaissaient ainsi moins insupportables. De la compagnie improvisée jaillissaient spontanément des échanges verbaux. Les paroles prononcées en ces moments, souvent légères et superficielles, conféraient à l'écoulement des minutes un poids aérien et une durée condensée. La solidarité se manifestait aussi lors des périodes de répit, particulièrement avant et après le diner. Les VSNA déjà en possession du logement attribué et meublé accueillaient les moins chanceux. Ces séances de convivialité se résumaient en général à des affrontements amicaux dans des parties de cartes, bridge pour les intellectuels ou tarot plus ludique. Lors de ces scènes de jeu, l'ambiance potache et décontractée laissait échapper les disparités générées par le large spectre des origines sociales. D'aucuns, par le raffinement de leurs attitudes, exhalaient une atmosphère de subtilité qui semblait innée, viscérale. D'autres, éclaboussaient le paraître en forçant trop souvent le trait dans une maladresse nauséabonde. Et d'ailleurs la question : « Et toi, tu es là par qui ? » émanait de leur bouche... Ils n'imaginaient pas la possibilité d'une telle nomination consécutive à une candidature normale. Parfois, à l'occasion d'un remaniement ministériel ou d'un changement de gouvernement, leur nom pouvait figurer sur la liste des promus...