Le père "Guss"
Le père "Guss", certainement prénommé Auguste, était une figure du petit hameau de Cornille, à quelques centaines de mètres de Villée. L'alerte octogénaire passait régulièrement devant la maison de Constant et Ida pour aller à sa vigne. Il ne manquait pas de signaler son passage, soit en sifflant, soit en parlant fort, soit en interpellant directement. Selon l'heure, il lui était servi un café suivi de sa rincette (une seule) ou d'un verre de vin blanc ou rosé. |
En contrepartie, il invitait couramment les relations qu'il affectionnait à sa cave, dans les "hauts" de Cornille. Cet endroit troglodytique se présentait en contrebas du chemin menant à la "Mignonnerie", sur la droite. Ses falaises de calcaire accueillaient une abondante végétation arbustive qui rendait ce lieu paisible, frais, à la fois féerique et hors du monde pour les enfants. Il offrait plusieurs entrées de grottes plus ou moins profondes et souvent fermées. L'une d'entre elles, la première visible en montant, large et ouverte, représentait le "lieu de réception" ("salle" aurait été un peu excessif...). Plus en profondeur, une seconde, fermée par une porte en bois, était "La Cave" où les nectars confectionnés avec art et amour étaient conservés, pendant plusieurs dizaines d'années pour certains. Lentement et dans les meilleurs conditions, le temps opérait son œuvre de bonification... Parfois le père "Guss" ramenait du fond du caveau, une bouteille bouchée au siècle précédent (le dix-neuvième !). Coincée entre les jambes, elle était débouchée délicatement, sans heurt, laissant filtrer un tout petit "top" final que les oreilles de l'assemblée attendaient. Les boudoirs ou autres petits sablés disposés sur une assiette, attendaient, comme les enfants, le glouglou du liquide. On humait, on suçotait, parfois avec un léger bruit, on laissait s'écouler le vin gouleyant doucement dans la bouche, la gorge... le regard plongé dans le verre. Progressivement, les yeux se cherchaient, les mots exprimaient une double extase, l'une physique, sensuelle, l'autre liée à l'homme. Un rictus de joie, à peine perceptible, illuminait le visage du père "Guss" : il se dégageait de ce vieillard vénérable autant de fierté que de satisfaction d'avoir séduit... |
Le personnage roulait encore dans sa "Citroën trèfle, une superbe décapotable de trois places. Il lui arrivait de proposer à Ida de l'emmener au marché hebdomadaire de Montoire-sur-le-Loir le mercredi. En période de congés scolaires, les enfants participaient, évidemment, au voyage. Ils étaient alors installés sur l'unique place située à l'arrière du véhicule. La vitesse ne devait pas dépasser les cinquante kilomètres à l'heure, mais elle provoquait l'ondoiement de la capote sur la carrosserie. Bien qu'ils soient collés l'un à l'autre par nécessité, les deux gosses subissaient les effets néfastes des courants d'air en hiver. Mais ces quelque vingt kilomètres de parcours automobile leur procuraient une joie dont ils parlaient encore de retour à Villée. |
La pêche
Constant était un homme dont la vie suintait l'action, le mouvement. Pourtant, il affectionnait la pêche à la ligne au bord de l'eau, une activité calme et tranquille. Était-ce une autre forme d'action, une échappatoire ou un besoin de solitude ? Il était capable de passer des heures, parfois jusqu'au crépuscule, à contempler son bouchon filer au gré du courant, tantôt debout, tantôt assis sur un pliant de bois. |
En général, il partait dès le lever du jour avec un attirail complet rejoindre son "coup" le long du Loir. Il commençait par lancer ses appâts préparés la veille ou sur le champ dès l'arrivée. Il installait ensuite ses cannes, en bambou, avec la ligne terminée par un ver de terre, un asticot ou une mouche accroché à l'hameçon. Il testait divers endroits, plus ou moins près de la berge, plus en amont ou plus en aval. Après l'installation d'un grelot à chacune de ses trois ou quatre lignes, il s'offrait une pause casse-croûte tout en surveillant les différents bouchons flottant sur l'onde. |
Parfois Ida et les enfants "descendaient" au fleuve retrouver Constant pour le déjeuner. Les deux kilomètres du trajet en suivant les chemins qui serpentaient de champ en champ étaient parcourus sans difficultés, la diversité de la nature offrant des attraits permanents pour les sens. A l'arrivée, elle rappelait avec force les consignes à observer : parler le plus doucement possible, ne pas s'agiter trop près de la berge, d'une part pour ne pas risquer de tomber à l'eau (personne ne savait nager !) et d'autre part pour ne pas effrayer les poissons. Ils ne devaient pas sentir la présence humaine à proximité. Il était même interdit de courir ou taper sur le sol à moins de cinq mètres de la rive. Une sieste était imposée à l'ombre des arbres après le repas. Le réveil par le tintement d'une clochette était un ravissement pour les bambins. Il augurait très probablement une prise après quelques manœuvres délicates mais sures du pêcheur. |
Cette sortie à la pêche comblait les enfants par l'épanouissement produit par l'évasion, à la découverte, mais le lot de contraintes leur procuraient un sentiment négatif. Elle revêtait ainsi à la fois de l'envie et de la réticence. Cependant c'était grâce à cette rigueur que Constant ne rentrait pratiquement jamais bredouille de cette activité. A son retour, Ida devait souvent s'occuper de la préparation de brochets, brèmes, carpes et autres petites fritures. |
La participation aux travaux
La participation à différents travaux au sein de la propriété a certainement été imposée à la suite du décès de Constant. Mais elle paressait naturelle, elle illustrait pleinement un élément de l'éducation, le partage : "tu reçois, tu donnes". Leur importance en durée et/ou en difficulté variait selon le moment, la saison. |
A la fin de l'hiver et au printemps, les tâches variées spécifiques à la vigne demandaient de la main-d'œuvre, mais l'éloignement par rapport à la propriété obligeait à une certaine évasion à l'extérieur qui pouvait susciter des rencontres... Lors de la taille, les enfants ramassaient les sarments coupés pour en faire des tas et emmenaient les fagots ficelés au bout des rangs. L'opération de décavaillonnage était plus pénible, lente et fastidieuse. |
Au début de l'été, la récolte du foin nécessitait des bras notamment lors du fanage. Cette opération assurait un meilleur séchage après la coupe. A l'aide de grands râteaux en bois, le fourrage était ensuite amassé en mulons de la hauteur d'un homme et plus ou moins espacés. Puis il était chargé sur le plateau de charrettes qui circulaient aisément de l'un à l'autre. Enfin il était stocké dans les greniers en vue de son utilisation hivernale. |
L'arrivée des vacances estivales annonçait la venue des laborieuses corvées tant redoutées. A la fraîche, alors que le soleil ne dardait pas encore ses rayons brûlants sur les corps, la mission était le désherbage dans le champ qui faisait face aux bâtiments. L'opération consistait en sarclage, à la binette, des rangs de pommes de terre, de choux de différentes sortes ou de betteraves pour la nourriture des animaux. Cette activité avait pour conséquence de vider les organismes en énergie et en humidité en transférant la sueur vers chemises et chapeaux indispensables. Elle s'accompagnait souvent de bulles de liquide à l'intérieur des mains procurant de légères brûlures après éclatement... La sieste, obligatoire en ces moments de forte chaleur, permettait une bonne récupération à ces corps dynamiques mais encore fragiles. |
Au soleil couchant, ces mêmes espaces que les rayons ardents avaient asséchés pendant la journée appréciaient la séance d'arrosage. L'eau pompée à la force des bras emplissait des seaux d'une douzaine de litres de contenance. Ceux-ci étaient acheminés, un à chaque bras, à quelques vingt ou trente mètres dans le champ et transvasés dans des arrosoirs. La "pluie" salvatrice qu'ils déversaient redonnait vigueur aux différents plants en souffrance. La fraîcheur nocturne amplifiait l'effet bénéfique de l'humectage en conservant l'humidité plusieurs heures consécutives. |
Lorsque la nuit n'envahissait pas le jour trop rapidement, un temps de jeux divers et improvisés apportait une récompense réconfortante et attendue. Il s'agissait toujours d'activités physiques. Parfois s'engageait un combat de lutte "gréco-romaine" qui se terminait généralement à l'avantage de l'ainé... avec les pleurs du cadet. Mais le plus souvent, les préférences s'orientaient vers les "tours" de vélo sur le chemin qui longeait l'habitation, d'un carrefour à l'autre. |
La mauvaise grippe
De passage dans le Vendômois en ce cœur d'hiver, le virus de la grippe asiatique s'est installé dans cet organisme fragile. Les tisanes et autres remèdes, ainsi que les médicaments de la pharmacie basique (aspirine...) n'ont pas été suffisants pour enrayer les accès de fièvre, les douleurs diverses et l'abattement général. Pressentant la gravité de la situation, Ida téléphona, depuis la cabine publique de Villée, pour faire venir le docteur I. C'était le médecin de Trôo, le praticien le plus proche, à quatre kilomètres de Villée. Le diagnostic fut rapide et clair : une grippe. Un des rares voisins motorisé a dû aller acheter les médicaments (antibiotiques...) à la pharmacie de Montoire-sur-le-Loir à dix kilomètres. |
En ce début de deuxième moitié du vingtième siècle, les télécommunications pénétraient progressivement le monde rural. Ce milieu souvent très conservateur et circonspect à la venue de changements accompagnait l'accomplissement de ce progrès avec une lenteur notable... Aussi il est parfaitement loisible de formuler cette interrogation : quand les parents avaient-ils été informés du soudain et délicat état de santé de leur cadet ? Qu'importe la réponse à cette éventuelle question, la rudesse de cet évènement inopiné, cette attaque brutale, engendrait une réplique maîtrisée, mais assurée. En effet, Ida gérait cette situation périlleuse avec une efficacité incontestable et dans une apparente sérénité. Elle respectait scrupuleusement les indications précisées sur l'ordonnance prescrite par le docteur I (doses, délais des prises...). Elle agissait en tout point avec son cœur dans le vif espoir d'un rétablissement rapide et complet de ce petit être dont elle avait la charge. |
Par un supplément d'abnégation qui l'honore plus encore, elle céda son lit bateau de la pièce à vivre pour y installer son protégé souffrant qui se plaignait d'une gêne intercostale de plus en plus aiguë. Elle s'aménagea un couchage avec des coussins disposés sur une chaise longue en osier ou en rotin. Elle pouvait ainsi mieux le voir, mieux sentir l'évolution de son état, exercer une surveillance continuelle, avec plus d'efficience. Malgré toute son attention et sa prévenance, mais sans montrer d'inquiétude, Ida augurait des complications, des conséquences défavorables. |
Le docteur I revint constater une anomalie au niveau d'un poumon. Après avoir pris lui-même le rendez-vous, il emmena le jeune malade dans sa propre voiture, une Dyna Panhard Z, à l'hôpital de Vendôme. La radio confirma une pleurésie qui l'immobilisa, alité, pendant quelques mois... |
Un matin frais et ensoleillé de mai, autorisation lui fut donnée de jouer dans la cour. Il décida de sortir ses "petites voitures" et de créer toutes sortes de situations, de lieux de son imagination. Des "routes" furent tracées sur le sol avec les mains ; la poussière dégagée sur les côtés matérialisait des talus ; des cailloux et/ou des morceaux de bois figuraient des habitations... Bientôt la ronde des véhicules miniatures animait cet espace imaginaire, créé spontanément ou mûri pendant l'immobilité forcée. A la fin de la matinée, peut-être à l'appel du repas, le passage de la position accroupie ou agenouillée à la station debout fut rendue difficile, voire impossible, par un violent lumbago. Cette grippe asiatique aura été source de nombreux soucis sur la plan de la santé ! |
Evidemment, pendant cette période de quelques mois, les apprentissages "officiels" (école et catéchisme) ont été délaissés. L'absence ne posa pas de problème au niveau scolaire. En revanche, son interprétation par l'abbé C, le père C, Paul de son prénom, est apparue très éloignée des principes élémentaires de la religion, catholique en particulier : une vision très singulière, partiale et partisane de la justice. Selon les habitudes hebdomadaires, une note était accordée à la suite de la récitation (mot à mot) des enseignements de la séance précédente. Les critères de son attribution n'étaient pas connus, mais, ce qui est sûr, elle était nulle si aucun mot n'était prononcé. Aussi le classement de fin d'année basé sur la moyenne fut éloquent. Peu enclin de manière innée à comprendre et subir ces vénérations déistes, cette marque flagrante d'injustice (tant prônée dans les textes et les mots) eut pour conséquence d'ignorer définitivement ces croyances et de réserver de la défiance à l'égard de ceux qui les véhiculent... |
Les animaux de la basse-cour
Parmi les animaux de la basse-cour, eux-aussi très choyés, deux animent régulièrement, et avec force, le film du passage de leur vie à la justification de leur existence, de leur fonction essentielle pour la société... des humains : la fourniture de protéines. C'est l'intensité de la brutalité et de la violence de leur fin qui laisse une trace persistante ! |
Le lapin est le premier d'entre eux. Après avoir vécu dans un clapier d'un quart de mètre carré, il était assommé en recevant un coup violent derrière la tête. Pendu par les pattes arrières, il se faisait arracher un œil pour le vider de son sang. Ainsi, disait-on, sa mort était plus "rapide", mais surtout sa viande était de meilleure qualité, et sa récupération permettait, notamment, la confection de roux dans la cuisine. Il était ensuite "dépiauté" : après découpage au niveau des articulations des pattes postérieures, la peau était enlevée comme un gant en tirant avec une certaine force pour la décoller de la chair. Elle était ensuite vendue pour la maroquinerie ou la confection. |
Le canard est le second animal dont le changement d'état (d'animé à produit de consommation) laisse une empreinte rémanente forte. Attrapé par ruse, son cou est placé sur un billot que vient percuter un hachoir dans un mouvement de haut en bas. Sa tête tombe au sol et son corps, dès le relâchement de l'étau humain, s'envole "normalement" jusqu'à la percussion du moignon cervical contre la paroi du hangar. Après un changement de direction, la "chose" (animal ou objet volant) reprend son envolée folle, inconsciente, presque effrénée... Quelques jours auparavant, la veille peut-être, il avait savouré une pâtée confectionnée à partir de céréales et d'orties spécifiquement pour lui et ses congénères. Ensuite, il s'était certainement ébattu, ébroué dans l'eau stagnante du tas de fumier en communiquant son apparente "joie de vivre" dans son nasillement si caractéristique ! |