Bandeau.

Plus de quatre mille élèves fréquentaient le lycée Blaise Diagne situé au point E. Le corps enseignant de cet établissement se répartissait de manière sensiblement égale entre professeurs sénégalais et français coopérants. Ces derniers intervenaient essentiellement dans les matières scientifiques et quelques matières littéraires, français et histoire-géographie. Généralement, les nouveaux arrivants recevaient la charge des niveaux inférieurs, principalement les sixièmes. 
 
Dans les classes, les lycéens, une soixantaine de têtes crépues de couleur foncée, dirigeaient leur regard vers le tableau vert bouteille accroché au mur. bureau d'écolier - Dakar.Ils se répartissaient sur des bancs d'écoliers à armature métallique alignés en trois rangées par salle. Quelques fois, trois d'entre eux occupaient un de ces bureaux biplaces pour adapter leur nombre à celui des places disponibles. Les premières interventions devant ce public laissaient une impression d'une masse à la fois compacte, uniforme et composite. En effet, cette multitude de visages semblables en apparence estompait les nuances individuelles encore imperceptibles. L'unité d'ensemble s'étendait à l'uniformité du matériel scolaire utilisé. Cahier écolier.En effet, chaque élève s'installait à son pupitre en possession d'un cahier d'écolier standard (17 par 22 centimètres) et deux stylos à bille « bic cristal », un bleu et un rouge. L'un de ces deux instruments servait aussi de support pour le tracé de traits rectilignes avec l'autre. Pour accentuer ce caractère de similitude, la palette des prénoms se réduisait à de fréquentes redondances. De plus, certains noms identiques se succédaient sur des lignes consécutives de la liste de présence. Parfois même, deux identités, nom et prénom, présentaient une parfaite analogie... 
 
A ce stade de leur formation, les lycéens avaient franchi un premier cap difficile, celui de l'inscription à l'école primaire : le jour J, le premier dans la file d'attente figurait en tête du formulaire ; son remplissage intégral ordonnait la fin de l'opération. Leur orientation vers le cycle secondaire constituait la deuxième étape de leur scolarisation, moins aléatoire mais d'importance égale. Le franchissement de ces obstacles ouvrait, d'une part, vers la culture et, d'autre part, vers un avenir meilleur, pratiquement assuré. Alors leur motivation pour l'acquisition de tout enseignement culminait à un niveau élevé : elle leur procurait la détermination et la vigueur de recueillir puis transcrire des flots de paroles pendant des heures, et ce dans une langue acquise ; elle nourrissait aussi leur force et leur énergie pour recopier des pans de tableau blanchis à la craie. Souvent, ces écrits personnels constituaient leur seule source de documents d'apprentissage. Les travaux personnels de mise en application sollicités et réalisés, parfois sur le trottoir sous un réverbère, montraient un degré d'investissement solide et une volonté farouche de réussite... 
 
A la récréation, la majorité d'entre eux se dirigeaient vers un étal installé dans la cour de l'établissement. Là, une femme assise sur un minuscule tabouret exposait un plateau empli d'arachides grillées et décortiquées. Pour cinq francs CFA, ils repartaient avec une poignée de cacahuètes emballées dans un fragment du « Soleil », le principal quotidien sénégalais. Lors de ces temps de pause scolaire, certaines accortes élèves se massaient devant l'entrée de la salle des professeurs. Le minois enjoué et le regard pétillant, elles venaient interpeller un jeune enseignant avec une exubérance forcée. Si un collègue lui formulait une remarque ironique sur son entrevue pédagogique privilégiée, il rétorquait avec sérieux : « C'est ma cousine ! ».
 

Parmi les collègues sénégalais, Mamadou D. jeune, dynamique et très disert, enseignait l'histoire-géographie. Après quelques années passées sur les bancs de l'université française, comme un nombre important d'étudiants africains de son l'époque, il réintégrait la mère patrie avec une double fierté. Il cumulait le plaisir de l'immersion dans la culture européenne et la satisfaction du retour au pays natal dans l'espoir de contribuer à son essor. Lors de conversations, il évoquait volontiers ses travaux de recherche en cours dans le cadre la réalisation de sa thèse de doctorat. Cette étude s'intitulait « Islam et moyen âge ». Ces mots juxtaposés ne dénotaient ni une euphonie, ni un slogan enthousiasmant, ni un concept intrinsèque. Toutefois, la chronologie des deux notions exprimées présentait une similitude indéniable. En effet, à la fin du vingtième siècle, l'islam vivait son quatorzième siècle, une durée d'existence équivalente à la vie au moyen âge du christianisme, et de la civilisation européenne afférente. Mamadou D. a-t-il été en mesure de développer ses idées et de mener ses travaux à leur terme ? Mais la question sous-tendue persiste : les religions seraient-elles en proie à des turbulences après plus d'un millénaire d'évolution ?