Des aspects de la brousse
La première escapade de Dakar s'effectuait sous la houlette du directeur du BLACT. Monsieur F. dirigeait une petite troupe de plusieurs véhicules vers les Niayes, cette zone du littoral nord du Sénégal. Du Plateau, la longue avenue Lamine Gueye descendait vers l'unique autoroute du pays. Le trajet se poursuivait sur la route de Rufisque, la première agglomération urbaine importante en direction de la brousse. Le ruban asphalté progressait de manière rectiligne sur une bande sableuse de quelques mètres de large. Au-delà, des habitations clairsemées et des entrepôts semblaient posés sur l'étendue ocre meuble et mouvante. Parfois des buissons chétifs d'épineux ou un îlot de majestueux cocotiers rompaient la monotonie du paysage par une touche de vert dans ce spectacle solaire. A l'ombre de ces élégants bienfaiteurs, des autochtones munis de leur coupe-coupe proposaient leurs fruits savoureux et riches. Quelques coups judicieusement assénés avec élégance et précision suffisaient à rendre immédiatement consommables l'eau et la pulpe de ces noix de coco. |
Au fur et à mesure du défilement des kilomètres, la densité des indices de vie s'évanouissait alors que les impressions visuelles s'amplifiaient. Des contrastes saisissants magnifiaient les émotions avec force et de manière indélébile : le doré du sable détonnait dans l'azur du ciel rendu limpide par les doux alizés ; l'uniformité de l'immensité happait l'apparente vacuité de l'espace ; le cadre inhospitalier du site générait une profonde et franche attirance, une fascination naissante indicible ; la luxuriance verte de zones maraîchères et de bosquets d'eucalyptus odorants s'opposait à d'imposantes dunes d'allure stérile et figée... Cette singulière et savoureuse aventure extra-citadine débutait la liste de découvertes futures. |
En poursuivant vers le Sénégal septentrional, la route continuait sa progression lancinante dans ce décor ocré faiblement nuancé jusqu'à Saint-Louis. ![]() |
Globalement, les routes empruntées se trouvaient dans un état correct et ces déplacements se déroulaient dans des conditions satisfaisantes. Toutefois, la conduite nécessitait une vigilance constante car des animaux, chiens ou zébus entre autres, pouvaient surgir et traverser la chaussée intempestivement. Parfois des aléas de la circulation émanant de l'espèce humaine présentaient un caractère cocasse et surprenant, voire ubuesque. Ainsi, à quelques centaines de mètres d'un virage situé au début d'un village, un gendarme se postait sur la voie, le sifflet à la bouche, le bras droit plié à l'équerre et l'autre en direction du bas-côté. Dès l'arrêt du véhicule, l'homme en uniforme bleu effectuait un salut militaire d'un geste solennel partant de son képi crânement porté. Il prononçait cette phrase : « Vous étiez en excès de vitesse ! ». Sans attendre la moindre réaction, il poursuivait avec le même ton assuré et posé : « Du virage au panneau, vous avez mis dix secondes. En faisant la règle de trois, votre vitesse était donc supérieure à celle autorisée. » Ces propos francs et limpides et ce raisonnement imparable émis par un représentant de la maréchaussée, assermenté, ne pouvaient se contester. La seule discussion possible se situait au niveau de la hauteur du bakchich attendu... |
Choisir de s'éloigner de Dakar en s'évadant vers l'est, c'était découvrir et affronter la rudesse du Sahel. La douceur du climat côtier s'estompait au détriment d'une chaleur intense, souvent oppressante. La verdeur et la variété de la végétation hydratée par les embruns de l'océan se muaient en un beige terne de l'immense et monotone surface sableuse s'étendant à l'infini. La touffeur de l'atmosphère augmentait la fadeur de la vue qui se diluait au loin en un mirage ondulant. Parfois les conditions météorologiques favorisaient un vent de sable. Alors l'air torride violemment projeté à l'horizontale se chargeait de poussières qui cinglaient le visage et pénétraient les orifices, notamment les yeux. A cette désagréable et pénible gène ressentie s'ajoutait une impression d'enfermement dans une bulle ouatée diminuant la visibilité à quelques mètres. Sur ces étendues semi-désertiques, la vie végétale se réduisait à un échantillonnage restreint. |
Prendre la direction du sud conduisait sur la petite côte, le fief dominical de toubabs dakarois qui possédaient un cabanon rudimentaire, une case au toit de chaume, sur la plage entre Ngaparou et Saly Portudal. Arrivés en fin de matinée, certains amélioraient leur bronzage allongés sur leur serviette pendant que d'autres s'adonnaient à des activités physiques : planche à voile dans la baie ou volley-ball sur la grève. Au moment où le soleil atteignait le zénith, la température de l'air provoquait une ruée des humains vers la mer pour un rafraîchissement bienfaiteur. Avec quelques degrés de moins, les corps regagnaient l'ombre de la paillote pour attaquer les gnama-gnamas et l'apéritif pendant que les préposés officiaient devant le barbecue... Plus loin, en suivant le rivage, la route menait à Mbour, un des plus grands ports de pêche du pays. La vie de cette cité s'organisait quasi exclusivement autour de cette activité maritime, en particulier la production de yaboye. |
Projeter de rejoindre Bamako depuis Dakar par la voie ferroviaire constituait une expérience indubitablement mémorable. Les trente-six heures passées dans ce serpent de métal pour parcourir la distance de mille deux cents kilomètres entre les deux capitales mettaient en exergue l'ampleur de l'aventure. Faire état de la moyenne horaire de ce périple insolite s'avérait complètement inopportun ! ![]() |
Relater des vécus en brousse sans évoquer les campements vespéraux, ces moments intenses de vie au cœur de la nature, constituerait une sérieuse carence, un raté manifeste, assurément regrettable. Il se dégageait de ces instants des sensations immédiates fortes et inaltérables, enchevêtrées à des sentiments profonds de plénitude. Après une journée de « crapahutage » en mode « aventurier de la fin du vingtième siècle », un camp pour la soirée et la nuit s'imposait pour une détente apaisante, un temps de convivialité et une saine récupération. La mise en œuvre de ces bivouacs itinérants s'organisait autour de rites élaborés et confortés au fil des expériences successives. Le crépuscule s'estompant rapidement vers dix-neuf heures, la recherche de l'endroit idéal débutait dès dix-sept heures trente. Le lieu devait se situer suffisamment isolé d'un village pour ne pas importuner les autochtones. Proche d'un point d'eau, il permettait de bénéficier d'une source de rafraîchissement et procurait un point de nettoyage de la poussière accumulée pendant la journée. La proximité d'une zone boisée pourvoyait en combustible pour l'allumage d'une flambée. Enfin, il importait de choisir l'orientation favorable pour ne pas subir les méfaits du vent. Après la détermination du coin retenu, l'installation se mettait en place progressivement et collectivement : l'emplacement de l'espace commun autour du feu se matérialisait par les cantines et les sièges pliants ; le déploiement des lits picots ou des tentes marquait les zones de couchage. La récolte du bois, et surtout sa réserve, conditionnait en partie le déroulement de la soirée. Dès l'apparition des prémices de l'obscurité, le feu entamait son crépitement, parfois mêlé au chuintement de l'évaporation de la sève. Trois fonctions essentielles prévalaient à son élaboration et son maintien : la lueur des flammes apportait un minimum d'éclairage, éventuellement de confort thermique ; sa présence éloignait les animaux nocturnes en quête de nourriture ; enfin, il servait de source de chaleur pour la cuisine. En effet, généralement, le diner se composait de salades improvisées et concoctées délicatement par les femmes et de grillades que l'expertise masculine cuisait à point. Bien que le plus souvent carnées, ces dernières provenaient aussi parfois de l'océan. Lors d'un passage en Casamance, le détour au marché de Ziguinchor permettait l'acquisition de langoustes fraîchement pêchées. Alors, ces crustacés décapodes saupoudrés d'herbes de Provence et amoureusement rôtis sur la braise engendraient le régal du soir... Certaines circonstances particulières méritaient un aménagement exceptionnel. Ainsi, après une journée de trajet, un réveillon de Noël s'organisait dans une petite clairière à quelques pas de la Falémé à l'extrême est du pays. Au cœur de la forêt, cette plate-forme dégagée, mais abritée, semblait agencée pour devenir le théâtre d'une manifestation festive. Les imposants arbres de son orée étalaient leurs tentaculaires branches en tous sens. Avec générosité et harmonie, ils prêtaient leurs foisonnantes et graciles ramilles pour diverses suspensions : des lampions en papier illuminaient la scène bucolique ; des guirlandes multicolores et multiformes scintillaient dans ce décor de fête. Une descente dans la rivière limpide et idéalement tempérée chassait la poussière de la piste que la transpiration retenait sur la peau. Ce bain bénéfique évacuait la fatigue occasionnée durant l'harassant voyage et réactivait le tonus. Un coup de coupe-coupe asséné judicieusement sabrait le champagne juste dégagé de son pain de glace. Les festivités commençaient et se prolongeaient dans une ambiance féerique... Parfois, la brillance de la lumière attirait un petit groupe d'habitants d'un village proche. Munis de leur coupe-coupe, ils s'approchaient discrètement, avec retenue. Après les traditionnelles formules de politesse, un échange verbal intéressant s'établissait entre les voisins éphémères. Pendant plusieurs heures, des conversations fournies alimentaient la connaissance et la compréhension de l'autre, de ses modes de vie, de sa vision du monde, etc. Certains anciens, dubitatifs sur l'évolution récente, emplis d'inquiétude et nostalgiques d'un autre temps, osaient avancer cette question surprenante : « C'est quand la fin de l'indépendance ? »... ![]() |
Instants vécus et ressentis à Dakar
Au fil des rues, |
Le summum des excitations sensorielles ressenties se recueillait au marché Sandaga, ![]() |
A l'extérieur, dans les rues adjacentes, les odeurs caractéristiques des milieux tropicaux s'exhalaient avec lourdeur, de manière prégnante presque suffocante. Elles résultaient d'un amalgame d'air chaud et humide, de relents, de renfermé, d'un méli-mélo de sueurs accumulées. Parfois, elles interféraient avec celles de déjections uréiques condensées après évaporation. Ce qui justifiait l'inscription murale d'une cinquantaine de centimètres de hauteur tracée au charbon de bois : « défense d'uruner »... |
Une autre |
Un autre lieu typique de la presqu'île du Cap-Vert drainait en permanence une foule métissée vers la baie de Soumbédioune et son marché aux poissons. ![]() ![]() |
Enfin, eu égard à sa notoriété, un déplacement à Gorée, la localité emblématique de la capitale sénégalaise, s'imposait rapidement. L'île elle-même, hors de son histoire particulière, offrait un attrait touristique réel : la plage au cœur de la cité, |
Des conceptions différentes de la vie
Monsieur C. remplissait finalement sa mission après plusieurs semaines d'aller-retour à son bureau. Le logement se situait au troisième et dernier étage d'un petit immeuble du début de la rue Carnot, à quelques centaines de mètres de la corniche. L'appartement, assez spacieux, ne comportait qu'une seule pièce à vivre. Cependant une porte-fenêtre accédait à une longue et large terrasse qui le rendait attrayant en apparence. Car les fréquents et intenses alizés de la saison sèche rendaient son utilisation régulière difficile. Le rez-de-chaussée abritait une entreprise de vente et de pose de revêtements muraux. Un couloir séparait le magasin d'exposition précédé des bureaux et l'espace découvert qui menait à l'entrepôt. Ce passage se prolongeait d'un escalier carrelé qui montait aux niveaux supérieurs et desservait les habitations. |
Entre cette entrée et le portail métallique de la cour du commerce, le gardien de cet établissement se postait sur un banc qu'il installait sur le trottoir pour remplir sa mission de surveillance diurne. Le siège, de conception très basique, possédait une surface horizontale vitrifiée, d'une brillance presque parfaite. Ce travail de lustrage impeccable résultait de l'action, inlassablement répétée pendant des heures et des heures, de postérieurs animés de faibles mouvements aléatoires et fréquents. |
Souvent une sénégalaise d'un âge avancé et au teint clair accompagnait le vigile dans cette délicate activité quotidienne. Habitant la concession de l'autre bord de la rue qu'elle traversait, elle prenait place à ses côtés de longues minutes. Cette femme à l'allure majestueuse dans son boubou chamarré au turban assorti inspirait respect et considération. Rapidement, un sourire spontané et complaisant traduisait une complicité franche et sincère : le simple « bonjour » des premiers instants se muait en « Bonjour Mamma ! », puis évoluait en « Bonjour Mamma ! Salam Aleykoum ! » suivi de « Nangadef ! » ou de « Aleykoum salam ! Mangui fi rek ! », la réponse. Bientôt s'ajoutait un contact charnel sous forme d'une poignée de main à la sénégalaise : d'une bonne ampleur, le mouvement se terminait par un claquement paume contre paume en serrant légèrement, mais sans marquer la pression par un léger aller-retour vertical. Cependant, un midi, de retour du lycée, elle maintenait le serrement avec son autre main en prononçant ces mots : « Tu n'es pas un bon blanc ! » Quelle surprise ! « Ah, Mamma, et pourquoi ? ». Elle poursuivait son argumentation avec le même ton posé : « Tu n'as personne chez toi. ». Cette assertion assommait avec une brutalité inouïe, paralysait le corps dans sa totalité et laissait sans voix. Les deux répliques possibles ne pouvaient être entendues. D'une part, la solde d'un VSNA permettait difficilement l'entretien d'un couple, encore moins d'une tierce personne. Or, une telle proposition ne se concevait pas pour les autochtones : un toubab vivait forcément dans l'aisance. D'autre part, évoquer le concept de domesticité, de subordination, ne pouvait se justifier. Car il importait pour les familles locales modestes d'acquérir un apport de revenus pour leur quotidienneté. Ce qui apparaissait ailleurs comme une attitude de soumission brute de l'indigène au colon se révélait ici comme un moyen d'évolution sociale. |
Ainsi, selon la situation occupée, deux aspects de l'existence se juxtaposaient, s'opposaient : d'un côté, la préoccupation matérielle, immédiate, presque vitale et, de l'autre, la représentation intellectuelle noble et séduisante d'égalité entre les humains. Une différence fondamentale de culture, de vision de mondes distincts, de conception de la vie éclatait avec acuité et force. Elle imprégnait de manière indélébile cette notion de relativité de la perception et de l'interprétation des faits et des idées selon l'approche adoptée : chacun fécondait sa propre vérité à partir de son vécu, en lien étroit avec ses origines filiales et géographiques, et de son ressenti façonné par sa culture. |
Le lycée Blaise Diagne
Plus de quatre mille élèves fréquentaient le lycée Blaise Diagne situé au point E. Le corps enseignant de cet établissement se répartissait de manière sensiblement égale entre professeurs sénégalais et français coopérants. Ces derniers intervenaient essentiellement dans les matières scientifiques et quelques matières littéraires, français et histoire-géographie. Généralement, les nouveaux arrivants recevaient la charge des niveaux inférieurs, principalement les sixièmes. |
Dans les classes, les lycéens, une soixantaine de têtes crépues de couleur foncée, dirigeaient leur regard vers le tableau vert bouteille accroché au mur. ![]() ![]() |
A ce stade de leur formation, les lycéens avaient franchi un premier cap difficile, celui de l'inscription à l'école primaire : le jour J, le premier dans la file d'attente figurait en tête du formulaire ; son remplissage intégral ordonnait la fin de l'opération. Leur orientation vers le cycle secondaire constituait la deuxième étape de leur scolarisation, moins aléatoire mais d'importance égale. Le franchissement de ces obstacles ouvrait, d'une part, vers la culture et, d'autre part, vers un avenir meilleur, pratiquement assuré. Alors leur motivation pour l'acquisition de tout enseignement culminait à un niveau élevé : elle leur procurait la détermination et la vigueur de recueillir puis transcrire des flots de paroles pendant des heures, et ce dans une langue acquise ; elle nourrissait aussi leur force et leur énergie pour recopier des pans de tableau blanchis à la craie. Souvent, ces écrits personnels constituaient leur seule source de documents d'apprentissage. Les travaux personnels de mise en application sollicités et réalisés, parfois sur le trottoir sous un réverbère, montraient un degré d'investissement solide et une volonté farouche de réussite... |
A la récréation, la majorité d'entre eux se dirigeaient vers un étal installé dans la cour de l'établissement. Là, une femme assise sur un minuscule tabouret exposait un plateau empli d'arachides grillées et décortiquées. Pour cinq francs CFA, ils repartaient avec une poignée de cacahuètes emballées dans un fragment du « Soleil », le principal quotidien sénégalais. Lors de ces temps de pause scolaire, certaines accortes élèves se massaient devant l'entrée de la salle des professeurs. Le minois enjoué et le regard pétillant, elles venaient interpeller un jeune enseignant avec une exubérance forcée. Si un collègue lui formulait une remarque ironique sur son entrevue pédagogique privilégiée, il rétorquait avec sérieux : « C'est ma cousine ! ». |
Parmi les collègues sénégalais, Mamadou D. jeune, dynamique et très disert, enseignait l'histoire-géographie. Après quelques années passées sur les bancs de l'université française, comme un nombre important d'étudiants africains de son l'époque, il réintégrait la mère patrie avec une double fierté. Il cumulait le plaisir de l'immersion dans la culture européenne et la satisfaction du retour au pays natal dans l'espoir de contribuer à son essor. Lors de conversations, il évoquait volontiers ses travaux de recherche en cours dans le cadre la réalisation de sa thèse de doctorat. Cette étude s'intitulait « Islam et moyen âge ». Ces mots juxtaposés ne dénotaient ni une euphonie, ni un slogan enthousiasmant, ni un concept intrinsèque. Toutefois, la chronologie des deux notions exprimées présentait une similitude indéniable. En effet, à la fin du vingtième siècle, l'islam vivait son quatorzième siècle, une durée d'existence équivalente à la vie au moyen âge du christianisme, et de la civilisation européenne afférente. Mamadou D. a-t-il été en mesure de développer ses idées et de mener ses travaux à leur terme ? Mais la question sous-tendue persiste : les religions seraient-elles en proie à des turbulences après plus d'un millénaire d'évolution ? |
Les débuts de la vie à Dakar
Quelques heures d'avion séparaient les capitales française et sénégalaise. Une foule compacte presque exclusivement composée de coopérants remplissait la totalité de l'appareil. Le contingent des VSNA (Volontaires du Service National Actif) rejoignait son affectation quelques semaines avant la prise de fonction effective. Se déroulant au rythme local, les démarches indispensables à l'installation convenable nécessitait un délai d'une longueur inhabituelle. |
Cette langueur naturelle des autochtones s'observait déjà en pénétrant dans l'enceinte de l'aérogare. Les formalités d'entrée sur le territoire duraient un temps qui semblait figé. Les files d'attente devant les guichets des policiers s'étiraient dans une quasi immobilité. Baignés dans l'atmosphère chaude et humide de l'hivernage, les jeunes européens à l'enthousiasme débordant géraient difficilement leur impatience contenue. L'analyse minutieuse de chaque document laissait égrener une infinité de secondes. L'opération se prolongeait par une signature alambiquée exécutée avec un geste continu, lent et tout en rondeur. Elle se terminait par le rituel de l'oblitération : d’un mouvement ample et régulier, le tampon rebondissait avec force bruit sur l’encreur, puis achevait sa trajectoire avec la même intensité sonore sur l'imprimé à certifier. Quelques instants plus tard, une nouvelle queue stagnait devant le comptoir des douaniers. A la demande du préposé, chaque passager ouvrait chacun de ses bagages pour l'analyse complète de son contenu. Parfois, cet examen méticuleux entraînait d'interminables palabres. Car la mission de l'agent consistait principalement à débusquer une importation frauduleuse. Dans ce cas, après calculs et formalités, une taxe s'imposait en dédommagement de l'État pour cet acte indélicat... sauf si un arrangement survenait entre les intervenants présents. Le vécu des ces derniers instants sur le sol sénégalais augurait avec netteté du quotidien qui se profilait pour les temps à venir. |
Après l'étape obligée de l'aéroport, les premiers moments à Dakar se déroulaient à l'Ecole Normale Supérieure, route de Ouakam. Bien qu'excentré de quelques kilomètres du cœur de la ville et des administrations, l'endroit présentait des avantages incontestables pour les autorités sénégalaises et françaises. D'une part, il permettait l'hébergement temporaire des nouveaux arrivants dans des conditions sommaires mais convenables. D'autre part, un amphithéâtre suffisamment spacieux autorisait l'accueil de cette population en un même lieu pour l'apport d'informations utiles à l'installation. |
Généralement, le choix des néo-coopérants VSNA oscillait entre deux modes de déplacements. |
L'amphithéâtre de l'ENS permettait de regrouper les néo-dakarois VSNA en vue de leur fournir les instructions indispensables à leur installation proche. Elles consistaient essentiellement en démarches à effectuer auprès des autorités françaises, principalement le consulat de France, et sénégalaises, en particulier les ministères de l'intérieur et de l'éducation. L'encadrement de cette communication s'effectuait sous la responsabilité de monsieur F., le directeur du Bureau de Liaison des Agents de la Coopération Technique (BLACT). Cette fonction procurait à cet ancien enseignant coopérant un moyen d'obtenir une certaine forme de supériorité, de promotion factice, voire de pouvoir, alliée à l'abandon des obligations routinières de l'enseignement. En plus de la notification des formalités d'arrivée à entreprendre, ce fonctionnaire était aussi censé apporter aux récentes recrues des informations utiles à la découverte de leur nouvel environnement. Répondre aux interrogations légitimes et aux attentes personnelles, certaines insolites, des néophytes relevait naturellement de la teneur de cette activité. Mais ses conseils s'avéraient souvent ni encourageants, ni motivants, quelques fois déconcertants : ainsi, par exemple, il recommandait fortement de faire tremper les légumes achetés au marché dans du permanganate de potassium avant leur utilisation pour éviter toute contamination... Une telle pratique générait de la stupéfaction, des sarcasmes même, auprès d'anciens qui la trouvaient sans réels fondements et d'aucun intérêt. |
Ce régime grégaire d'initiation à la vie dakaroise durait quelques jours. Ensuite, les VSNA se trouvaient dispersés dans différents hôtels de la ville. En l'occurrence, l'établissement proposé, l'hôtel Métropole, se situait sur le « Plateau » à l'est de la place de l'Indépendance en direction du port, à l'extrêmité de la rue Hassan II. À son comptoir, une européenne à la chevelure blonde crêpée et d'un âge marqué, probablement la gérante, accueillait chaleureusement les clients, de manière convenue. Du hall d'accueil, montait un escalier en bois muni d'une balustrade en fer forgé. Il se prolongeait à l'étage par un couloir parqueté qui desservait les chambres de part et d'autre. Les pièces d'un bon volume offraient un confort sobre et rudimentaire, lequel avait prévalu lors de sa construction quelques dizaines d'années auparavant. Un bref instant après la première arrivée nocturne dans le lieu, le grincement des lames du parquet de la coursive matérialisait un déplacement derrière la mince cloison à l'isolation phonique réduite. Soudain, le crissement cessait : on toquait à la porte et une voie féminine rauque, naturelle, dénuée de sensualité prononçait la formule : « C'est l'amou'r qui passe ! ». Cette expression locale originale de proposer ses charmes voguait, certes, à des miles de la poésie de Léopold Senghor, mais elle brillait d'une singulière élégance. En effet, elle supplantait la tournure directe et prosaïque, d'une trivialité brutale : « Je fais boutique mon cul ! » ou l'appel monosyllabique chuinté faussement discret : « Psitt ! ». |
L'attribution du logement par le gouvernement sénégalais confirmait l'impression perçue lors du débarquement sur le mode de fonctionnement du pays. Le fonctionnaire sénégalais responsable de cette activité, monsieur C. était un homme de taille moyenne, mais de bonne corpulence. Son boubou d'un bleu pâle aux multiples broderies alambiquées lui conférait une stature imposante qui exprimait une réussite ostensible. Assis derrière son bureau envahi d'une multitude de documents, il accueillait ses interlocuteurs avec une grande affabilité. Son visage rond et avenant laissait apparaître des dents blanches et or lors des mouvements maxillaires. La méthode d'exécution de sa tâche semblait rodée depuis des années et s'avérait d'une efficacité assurée. Un simple mot résumait parfaitement cette stratégie éprouvée : tem-po-ri-ser. Par cette (in)action, le temps agissait en sa faveur : l'impatience des jeunes français fougueux s'émoussait progressivement au fil des jours. Après plusieurs visites infructueuses des demandeurs, il suggérait une possible avancée du dossier en manifestant une collaboration concrète... Certains obtenaient alors leur logement en quelques jours, d'autres pouvaient attendre plusieurs semaines, jusqu'à la veille de la rentrée. C'est ainsi que Monsieur C. bénéficiait d'un copieux treizième mois ! |
De manière naturelle un esprit de camaraderie s'installait au sein de groupes restreints, comme cela devait se dérouler au sein des casernes. Ces associations de VSNA s'élaboraient autant par le hasard que par des coïncidences géographiques liées à l'hébergement ou à l'affectation. Cet élan fortuit et circonstanciel se traduisait par l'accomplissement en commun des obligations administratives et les trajets nécessaires à leur réalisation. Les temps morts occasionnés par les inévitables attentes à chacun des services visités apparaissaient ainsi moins insupportables. De la compagnie improvisée jaillissaient spontanément des échanges verbaux. Les paroles prononcées en ces moments, souvent légères et superficielles, conféraient à l'écoulement des minutes un poids aérien et une durée condensée. La solidarité se manifestait aussi lors des périodes de répit, particulièrement avant et après le diner. Les VSNA déjà en possession du logement attribué et meublé accueillaient les moins chanceux. Ces séances de convivialité se résumaient en général à des affrontements amicaux dans des parties de cartes, bridge pour les intellectuels ou tarot plus ludique. Lors de ces scènes de jeu, l'ambiance potache et décontractée laissait échapper les disparités générées par le large spectre des origines sociales. D'aucuns, par le raffinement de leurs attitudes, exhalaient une atmosphère de subtilité qui semblait innée, viscérale. D'autres, éclaboussaient le paraître en forçant trop souvent le trait dans une maladresse nauséabonde. Et d'ailleurs la question : « Et toi, tu es là par qui ? » émanait de leur bouche... Ils n'imaginaient pas la possibilité d'une telle nomination consécutive à une candidature normale. Parfois, à l'occasion d'un remaniement ministériel ou d'un changement de gouvernement, leur nom pouvait figurer sur la liste des promus... |