Des aspects de la brousse
La première escapade de Dakar s'effectuait sous la houlette du directeur du BLACT. Monsieur F. dirigeait une petite troupe de plusieurs véhicules vers les Niayes, cette zone du littoral nord du Sénégal. Du Plateau, la longue avenue Lamine Gueye descendait vers l'unique autoroute du pays. Le trajet se poursuivait sur la route de Rufisque, la première agglomération urbaine importante en direction de la brousse. Le ruban asphalté progressait de manière rectiligne sur une bande sableuse de quelques mètres de large. Au-delà, des habitations clairsemées et des entrepôts semblaient posés sur l'étendue ocre meuble et mouvante. Parfois des buissons chétifs d'épineux ou un îlot de majestueux cocotiers rompaient la monotonie du paysage par une touche de vert dans ce spectacle solaire. A l'ombre de ces élégants bienfaiteurs, des autochtones munis de leur coupe-coupe proposaient leurs fruits savoureux et riches. Quelques coups judicieusement assénés avec élégance et précision suffisaient à rendre immédiatement consommables l'eau et la pulpe de ces noix de coco. |
Au fur et à mesure du défilement des kilomètres, la densité des indices de vie s'évanouissait alors que les impressions visuelles s'amplifiaient. Des contrastes saisissants magnifiaient les émotions avec force et de manière indélébile : le doré du sable détonnait dans l'azur du ciel rendu limpide par les doux alizés ; l'uniformité de l'immensité happait l'apparente vacuité de l'espace ; le cadre inhospitalier du site générait une profonde et franche attirance, une fascination naissante indicible ; la luxuriance verte de zones maraîchères et de bosquets d'eucalyptus odorants s'opposait à d'imposantes dunes d'allure stérile et figée... Cette singulière et savoureuse aventure extra-citadine débutait la liste de découvertes futures. |
En poursuivant vers le Sénégal septentrional, la route continuait sa progression lancinante dans ce décor ocré faiblement nuancé jusqu'à Saint-Louis. L'accès à la ville historique insulaire s'effectuait par le pont Faidherbe, un ouvrage métallique construit à la fin du dix-huitième siècle sur le fleuve qui nommait le pays. A l'arrivée sur le sol îlien, en face du bâtiment de l'administration de même nom, l'hotel de la poste imposait sa façade de style colonial. Conséquence de l'importance de la cité et donc du besoin démographique, l'urbanisation occupait l'île dans son intégralité. Selon les règles établies de l'époque, elle zonait le territoire en un quadrillage régulier et rigoureux par des rues parallèles et perpendiculaires. De l'autre bord du fleuve, s'étirait la Mauritanie et ses ondulations rubigineuses caractéristiques du désert. Plus à l'est la rive gauche de la rivière bénéficiait de ses crues annuelles : l'immense espace marécageux du Djoudj constituait le parc national des oiseaux, le paradis des oiseaux migrateurs ; les alentours de Richard Toll se couvraient de champs de cannes à sucre à perte de vue pour la fabrication de cette douceur tant recherchée notamment pour la confection du thé à la menthe ; de manière plus éparse, des cultures maraîchères variées s'étendaient jusqu'à Podor qui marquait la fin de la possibilité de navigation. |
Globalement, les routes empruntées se trouvaient dans un état correct et ces déplacements se déroulaient dans des conditions satisfaisantes. Toutefois, la conduite nécessitait une vigilance constante car des animaux, chiens ou zébus entre autres, pouvaient surgir et traverser la chaussée intempestivement. Parfois des aléas de la circulation émanant de l'espèce humaine présentaient un caractère cocasse et surprenant, voire ubuesque. Ainsi, à quelques centaines de mètres d'un virage situé au début d'un village, un gendarme se postait sur la voie, le sifflet à la bouche, le bras droit plié à l'équerre et l'autre en direction du bas-côté. Dès l'arrêt du véhicule, l'homme en uniforme bleu effectuait un salut militaire d'un geste solennel partant de son képi crânement porté. Il prononçait cette phrase : « Vous étiez en excès de vitesse ! ». Sans attendre la moindre réaction, il poursuivait avec le même ton assuré et posé : « Du virage au panneau, vous avez mis dix secondes. En faisant la règle de trois, votre vitesse était donc supérieure à celle autorisée. » Ces propos francs et limpides et ce raisonnement imparable émis par un représentant de la maréchaussée, assermenté, ne pouvaient se contester. La seule discussion possible se situait au niveau de la hauteur du bakchich attendu... |
Choisir de s'éloigner de Dakar en s'évadant vers l'est, c'était découvrir et affronter la rudesse du Sahel. La douceur du climat côtier s'estompait au détriment d'une chaleur intense, souvent oppressante. La verdeur et la variété de la végétation hydratée par les embruns de l'océan se muaient en un beige terne de l'immense et monotone surface sableuse s'étendant à l'infini. La touffeur de l'atmosphère augmentait la fadeur de la vue qui se diluait au loin en un mirage ondulant. Parfois les conditions météorologiques favorisaient un vent de sable. Alors l'air torride violemment projeté à l'horizontale se chargeait de poussières qui cinglaient le visage et pénétraient les orifices, notamment les yeux. A cette désagréable et pénible gène ressentie s'ajoutait une impression d'enfermement dans une bulle ouatée diminuant la visibilité à quelques mètres. Sur ces étendues semi-désertiques, la vie végétale se réduisait à un échantillonnage restreint. Majestueux, solitaires, en apparence séculaires et à la fois massifs et aériens, les baobabs arboraient de minuscules feuilles et s'enguirlandaient de leurs fruits, les pains de singe. De rares forêts d'épineux clairsemés constituaient des réserves de nourriture et d'eau pour certains herbivores téméraires. Une majorité d'entre elles avaient disparu, décimées pour les usages domestiques et surtout pour la fabrication du charbon de bois. L'incursion au cœur du Sénégal oriental se terminait sur plusieurs centaines de kilomètres en roulant sur une piste de latérite. Les passages répétés des véhicules et l'érosion lui conféraient un aspect de tôle ondulée. Deux difficultés importantes advenaient lors de la conduite automobile sur cette surface. D'une part, le nuage de terre rouge écourtait la distance de vision et s'introduisait dans tous les recoins de l'habitacle. D'autre part, les ondulations de la voie nécessitaient une vitesse élevée (plus de cent kilomètres à l'heure) pour limiter l'effet des rebonds successifs. Toutefois, en sautant d'une crête à la suivante, les roues généraient des vibrations peu agréables pour les humains et nocives pour les véhicules... Mais à l'arrivée au campement du parc du Niokolo Koba, la satisfaction d'apprécier un site sauvage dans un environnement réconfortant effaçait les désagréments du voyage. Pour sublimer l'accueil, les crocodiles pataugeaient dans l'eau boueuse de la Gambie en posant pour la postérité... |
Prendre la direction du sud conduisait sur la petite côte, le fief dominical de toubabs dakarois qui possédaient un cabanon rudimentaire, une case au toit de chaume, sur la plage entre Ngaparou et Saly Portudal. Arrivés en fin de matinée, certains amélioraient leur bronzage allongés sur leur serviette pendant que d'autres s'adonnaient à des activités physiques : planche à voile dans la baie ou volley-ball sur la grève. Au moment où le soleil atteignait le zénith, la température de l'air provoquait une ruée des humains vers la mer pour un rafraîchissement bienfaiteur. Avec quelques degrés de moins, les corps regagnaient l'ombre de la paillote pour attaquer les gnama-gnamas et l'apéritif pendant que les préposés officiaient devant le barbecue... Plus loin, en suivant le rivage, la route menait à Mbour, un des plus grands ports de pêche du pays. La vie de cette cité s'organisait quasi exclusivement autour de cette activité maritime, en particulier la production de yaboye. C'est en effet dans cette ville que s'élaborait cet ingrédient au parfum spécial indispensable à la réalisation d'un bon tiéboudiène. Des étals rudimentaires de bois se succédaient le long des rues avoisinantes de la plage d'embarquement et de débarquement du ballet quotidien des pirogues des pêcheurs. Ils supportaient une impressionnante kyrielle de demi poissons que le soleil déshydratait, séchait et durcissait. La chaleur intense et les diptères importuns se chargeaient de leur prodiguer leur odeur si particulière, presque putride. Par sa densité, celle-ci imprégnait l'air environnant et produisait une sensation olfactive désagréable permanente... En prolongeant plus au sud, la côte se terminait par une langue de sable au niveau de Joal-Fadiouth. Comme dans toutes les bourgades côtières, ses habitants orientaient majoritairement leur occupation vers l'océan, principalement dans la récolte des fruits de mer. Vers l'est, du côté des terres, une anse abritait Fadiouth, l'île aux coquillages, dont l'accès se méritait par un long pont de bois. Ce site offrait un spectacle exceptionnel par son aspect immaculé, reflet de la matière recouvrant son sol, sublimé par les alignements désordonnés de croix funéraires blanches. Le trajet complet jusqu'à la pointe de cette bande sableuse s'opérait pendant plusieurs heures monotones en charrette hippomobile qu'un cocher dirigeait fièrement. La configuration géographique du delta du Sine Saloum obligeait à s'éloigner des flots pour filer vers la partie la plus méridionale du Sénégal. Les bolongs, bras de mer remontant les fleuves, assuraient la prospérité de la forêt de palétuviers. Constamment verte, celle-ci représentait un poumon vital pour ce territoire : les volatiles appréciaient de pouvoir nicher et prospérer dans leurs branches tandis que les mollusques s'accrochaient à leurs racines protectrices et proliféraient sans difficulté ; en bout de chaîne alimentaire, les humains bénéficiaient de l'abondance et de la variété des protéines animales ; la tempérance du climat océanique favorisait la culture d'une foule de plantes maraîchères qui complétaient leur nourriture. Outre son action bienfaitrice sur l'environnement, la mangrove scénographiait un tableau vivant tout en nuances contrastées : l'azur du ciel répondait au bleu intense de l'eau ; le vert des frondaisons illuminait l'ocre des racines dans l'ombre ; la fragilité des tiges graciles aérait la compacité du système racinaire ; la densité du feuillage étouffait la délicatesse des branches filiformes... Le trajet le plus direct vers la Casamance imposait de traverser la Gambie, enclave anglophone née de partages coloniaux. Un parcours de moins d'une cinquantaine de kilomètres à l'intérieur de ce petit pays requérait le franchissement de la frontière à deux reprises. Ces passages frontaliers devant les services des douanes s'accompagnaient de temps d'attente longs et non réellement justifiés. Mais le summum du délai réclamant un taux de patience incommensurable se situait au niveau de la traversée du fleuve Gambie. Une immense file de véhicules se pliait au bon vouloir des agents préposés au remplissage des deux bacs qui faisaient la navette d'une rive à l'autre. Et le bon gré des passeurs pouvait dépendre de transactions verbales matérialisées par un transfert de main à main... Cette région du Sénégal possédait diverses particularités propres. La végétation abondante et variée de la forêt subtropicale s'opposait au paysage sahélien. Celle-ci favorisait l'existence d'une faune riche, notamment simienne, en offrant un garde-manger copieux. Par son réseau dense de rivières, elle permettait la production de cultures vivrières, en particulier le riz. Au cœur des villages, trônaient, avec majesté, des fromagers aux imposantes racines gracieuses, draperies ondulant du tronc vers le sol. Parfois, en saison favorable, ils arboraient, pendant au bout de leurs hautes branches, leur pompons blancs de kapok. Sous ces arbres à palabres se réunissaient les gentes masculine qui devisait avec le plus grand sérieux et enfantine qui batifolait dans l'insouciance. La population autochtone se composait, en majorité, de Diolas, au corps trapu et musculeux. Généralement, ils pratiquaient la religion catholique avec une vraie ferveur et une immense communion. Ainsi dans l'église de Bignona, la messe de minuit se célébrait doublement, en latin et français et en diola. Un orchestre d'instruments traditionnels de musique (tam-tams, balafons, Koras, etc.) accompagnait les magnifiques chœurs lors des chants liturgiques. Evidemment, la durée de l'évènement paraissait démesurée à certains enfants à la motivation limitée, pas encore incrustée. L'heure tardive aidant, elle générait ici ou là dans l'assistance juvénile des défaillances, d'abord palpébrales, ensuite cervicales. Des sacristains zélés déambulaient dans les travées de l'édifice à la recherche d'âmes assoupies dont ils fouettaient les mollets à l'aide d'une badine... |
Projeter de rejoindre Bamako depuis Dakar par la voie ferroviaire constituait une expérience indubitablement mémorable. Les trente-six heures passées dans ce serpent de métal pour parcourir la distance de mille deux cents kilomètres entre les deux capitales mettaient en exergue l'ampleur de l'aventure. Faire état de la moyenne horaire de ce périple insolite s'avérait complètement inopportun ! Une marée humaine compacte envahissait l'esplanade devant la façade de style colonial de la gare. Ce magma agité et confus se prolongeait sur le quai d'embarquement. Dès lors, frayer son chemin pour atteindre le wagon-lit consommait une énergie conséquente, tous les pores suintaient. La cabine restreinte se composait d'un couloir étroit le long des deux couchages en bois superposés. Elle offrait toutefois suffisamment d'espace à ses deux locataires d'un jour et demi. Alors que dans les autres compartiments, une foule de passagers encombrés de bagages divers s'entassait sur les banquettes et dans les allées. Bientôt, et dans un délai raisonnable, d'un coup de sifflet strident, énergique et autoritaire, le chef de gare signalait le départ, autorisant ainsi le conducteur à lancer sa machine. Le monstrueux convoi, carcasse bringuebalante, vainquait l'inertie, s'ébranlait avec lourdeur, dans des craquements plaintifs. A la première étape, à Rufisque, le quai jouxtant les voies grouillait de monde coloré et bruyant : des voyageurs, bien sûr, attendaient d'embarquer ; des hôtes venaient accueillir de la famille ou des relations ; des femmes exhibaient toutes sortes de denrées sur un large plateau posé en équilibre sur leur tête : des fruits, des préparations culinaires personnelles, de la pâtisserie à de la viande cuisinée... Ces scènes exubérantes et pittoresques se répétaient à chacune des haltes du trajet. Dès les premières lueurs de l'aube, le bruit caractéristique du passage des roues métalliques d'un rail à son successeur devenait moins fluide et lancinant, plus saccadé puis cessait. A l'arrêt de Kidira à quelques mètres du passage de la frontière, sur la Falémé, une agitation s'emparait des wagons : les services de police et de douane toquaient à chaque porte pour effectuer leur mission, les vérifications habituelles. Après le franchissement de la rivière, le train reprenait son cheminement lent et monotone à travers la savane arbustive sur fond d'ocre rouge. Après ces trois demi-journées passées, entre ravissement et patience, dans ce déplacement folklorique, le voyage se poursuivait par une visite de Bamako, puis d'une partie du Mali en taxi de brousse. Hélas, le temps manquait pour organiser une incursion dans le pays Dogon... Car le moment arrivait de remonter dans le train du retour pour la même durée... |
Relater des vécus en brousse sans évoquer les campements vespéraux, ces moments intenses de vie au cœur de la nature, constituerait une sérieuse carence, un raté manifeste, assurément regrettable. Il se dégageait de ces instants des sensations immédiates fortes et inaltérables, enchevêtrées à des sentiments profonds de plénitude. Après une journée de « crapahutage » en mode « aventurier de la fin du vingtième siècle », un camp pour la soirée et la nuit s'imposait pour une détente apaisante, un temps de convivialité et une saine récupération. La mise en œuvre de ces bivouacs itinérants s'organisait autour de rites élaborés et confortés au fil des expériences successives. Le crépuscule s'estompant rapidement vers dix-neuf heures, la recherche de l'endroit idéal débutait dès dix-sept heures trente. Le lieu devait se situer suffisamment isolé d'un village pour ne pas importuner les autochtones. Proche d'un point d'eau, il permettait de bénéficier d'une source de rafraîchissement et procurait un point de nettoyage de la poussière accumulée pendant la journée. La proximité d'une zone boisée pourvoyait en combustible pour l'allumage d'une flambée. Enfin, il importait de choisir l'orientation favorable pour ne pas subir les méfaits du vent. Après la détermination du coin retenu, l'installation se mettait en place progressivement et collectivement : l'emplacement de l'espace commun autour du feu se matérialisait par les cantines et les sièges pliants ; le déploiement des lits picots ou des tentes marquait les zones de couchage. La récolte du bois, et surtout sa réserve, conditionnait en partie le déroulement de la soirée. Dès l'apparition des prémices de l'obscurité, le feu entamait son crépitement, parfois mêlé au chuintement de l'évaporation de la sève. Trois fonctions essentielles prévalaient à son élaboration et son maintien : la lueur des flammes apportait un minimum d'éclairage, éventuellement de confort thermique ; sa présence éloignait les animaux nocturnes en quête de nourriture ; enfin, il servait de source de chaleur pour la cuisine. En effet, généralement, le diner se composait de salades improvisées et concoctées délicatement par les femmes et de grillades que l'expertise masculine cuisait à point. Bien que le plus souvent carnées, ces dernières provenaient aussi parfois de l'océan. Lors d'un passage en Casamance, le détour au marché de Ziguinchor permettait l'acquisition de langoustes fraîchement pêchées. Alors, ces crustacés décapodes saupoudrés d'herbes de Provence et amoureusement rôtis sur la braise engendraient le régal du soir... Certaines circonstances particulières méritaient un aménagement exceptionnel. Ainsi, après une journée de trajet, un réveillon de Noël s'organisait dans une petite clairière à quelques pas de la Falémé à l'extrême est du pays. Au cœur de la forêt, cette plate-forme dégagée, mais abritée, semblait agencée pour devenir le théâtre d'une manifestation festive. Les imposants arbres de son orée étalaient leurs tentaculaires branches en tous sens. Avec générosité et harmonie, ils prêtaient leurs foisonnantes et graciles ramilles pour diverses suspensions : des lampions en papier illuminaient la scène bucolique ; des guirlandes multicolores et multiformes scintillaient dans ce décor de fête. Une descente dans la rivière limpide et idéalement tempérée chassait la poussière de la piste que la transpiration retenait sur la peau. Ce bain bénéfique évacuait la fatigue occasionnée durant l'harassant voyage et réactivait le tonus. Un coup de coupe-coupe asséné judicieusement sabrait le champagne juste dégagé de son pain de glace. Les festivités commençaient et se prolongeaient dans une ambiance féerique... Parfois, la brillance de la lumière attirait un petit groupe d'habitants d'un village proche. Munis de leur coupe-coupe, ils s'approchaient discrètement, avec retenue. Après les traditionnelles formules de politesse, un échange verbal intéressant s'établissait entre les voisins éphémères. Pendant plusieurs heures, des conversations fournies alimentaient la connaissance et la compréhension de l'autre, de ses modes de vie, de sa vision du monde, etc. Certains anciens, dubitatifs sur l'évolution récente, emplis d'inquiétude et nostalgiques d'un autre temps, osaient avancer cette question surprenante : « C'est quand la fin de l'indépendance ? »... Quand le défilement des secondes ralentissait son rythme sous l'effet de la fatigue, la discussion perdait de sa vigueur, s'essoufflait puis se tarissait. Alors les villageois repartaient vers leurs pénates en emportant de l'huile, du sucre, du pain... Dans la profondeur de la nuit, les broussards s'allongeaient à la belle étoile sur leur lit de fortune. Leurs yeux ouverts admiraient le contraste visuel des points lumineux dans l'immensité environnante d'un bleu outremer sombre. Leurs oreilles savouraient l'intensité du silence régulièrement troublé par des sons sporadiques. Leur esprit engourdi baignait et vagabondait dans une béatitude lénifiante. A son tour, le réveil s'accompagnait d'un bonheur tonifiant : les cris aigus de la faune volatile s'infiltraient progressivement dans les tympans ; la délicatesse de la luminosité matinale, limpide, pure et vive générait une stimulation vigoureuse pour la journée qui poignait. |
Instants vécus et ressentis à Dakar
Au fil des rues, la déambulation générait un lot de curiosités aussi insolites qu'inattendues, des singularités qui mettaient en émoi la majorité des sens. Le premier étonnement se rencontrait dans le foisonnement de petites boutiques. Ici, un local de quelques mètres carrés au rez-de-chaussée d'un immeuble se convertissait en diverses utilisations : vente de rouleaux de tissu tapissant murs et étals, épicerie regorgeant d'articles de toutes sortes, atelier de tailleur avec son alignement de machines à coudre, gargote de quartier embaumant d'épices exotiques, etc. Là, sur le trottoir, de minuscules échoppes de planches recouvertes de tôles ondulées proposaient des produits basiques, des cassettes audio, les lunettes de soleil ou encore de l'art local. Ailleurs, disposés de manière éparse, des kiosques métalliques hébergeaient des commerces de pain et de viennoiseries. Ou encore des femmes installées sur un tabouret proposaient, pour quelques francs CFA, des cacahuètes grillées et décortiquées ou des beignets qu'elles faisaient frire dans une bassine d'huile. A l'abri d'un arbre séculaire, des coiffeurs aménageaient un salon de coiffure en plein air avec quelques paires de ciseaux, une tondeuse mécanique et un miroir. Des bana bana, vendeurs ambulants, hélaient les passants en exhibant habits ou autres objets. Les marchands de lait caillé, calebasses pendant aux extrémités d'un long bâton en équilibre sur une épaule, vantaient leur produit à haute voix. Les vendeurs de noix de kola exposaient leurs fruits sur un plateau en émail posé sur un rondin qu'ils transportaient sous le bras... |
Le summum des excitations sensorielles ressenties se recueillait au marché Sandaga, à la jonction de la Médina et du Plateau. Dès l'entrée dans cet espace de vie indigène, l'atmosphère visuelle, auditive et olfactive enveloppait l'être dans sa totalité. Un seul vocable lui traversait l'esprit à cet instant pour qualifier ce ressenti : densité. Sa première manifestation concrète se voyait dans la concentration des étals. D'à peine plus d'un mètre carré, ils se constituaient de quelques planches de bois clouées sur des tasseaux sommairement dégauchis. Ils servaient d'exposition à toutes sortes de denrées alimentaires : des légumes cultivés aux alentours de variétés locales ou importées, des fruits savamment empilés un à un, des épices variées et présentées en vrac, de la viande grossièrement débitée et qui attirait force mouches volumineuses et bourdonnantes, du poisson juste sorti des filets ou en tranches... De part et d'autre de ces tables de vente, un foisonnement humain complétait l'impression de compacité. Avec ses habits traditionnels généralement très chamarrés, cette multitude agrémentait la palette de couleurs déjà bien fournie d'une tonalité plus intense et plus étendue. Elle participait aussi, par les échanges verbaux usuels de l'endroit, les slogans racoleurs et les altercations diverses, au brouhaha ambiant d'un volume sonore élevé. Les relations commerciales multipliaient les durées d'intervention car elles respectaient des rites ancrés dans la tradition : les immuables et indispensables formules de politesse inhérentes à tout contact, la demande propre à son origine et les éléments de négociation du prix, la traditionnelle opération de marchandage. L'abondance de mots augmentait de fait la profusion des sons, densifiait le bourdonnement sourd environnant. Enfin, les effluves des aromates s'échappant de leur conteneur de jute ou de papier se mêlaient aux émanations fétides des caniveaux ruisselant de liquides sombres et épais. Ce mélange concentré de senteurs antinomiques complétait l'éventail des stimuli perçus simultanément. |
A l'extérieur, dans les rues adjacentes, les odeurs caractéristiques des milieux tropicaux s'exhalaient avec lourdeur, de manière prégnante presque suffocante. Elles résultaient d'un amalgame d'air chaud et humide, de relents, de renfermé, d'un méli-mélo de sueurs accumulées. Parfois, elles interféraient avec celles de déjections uréiques condensées après évaporation. Ce qui justifiait l'inscription murale d'une cinquantaine de centimètres de hauteur tracée au charbon de bois : « défense d'uruner »... |
Une autre particularité se rencontrait fréquemment dans les artères de la capitale sénégalaise : la mendicité. Globalement, deux facteurs produisaient ces scènes de quêtes d'aumônes. D'une part, des personnes présentant des handicaps acquis à la naissance ou à la suite d'une grave maladie se postaient à des endroits très fréquentés en hélant les passants. Le degré d'infirmité variait de l'absence ou l'atrophie d'un membre à la déformation complète du corps. Dans le cas d'invalidité importante située au niveau des membres inférieurs, elles se déplaçaient au raz du sol. Certaines se balançaient en prenant appui alternativement sur les mains et le bassin. D'autres recouraient à un chariot constitué d'une planche de bois monté sur des roulettes et qu'elles actionnaient manuellement. D'autre part, les jeunes talibés erraient dans les rues avec, en guise de sébile, une boite de conserve vide. Ces élèves des écoles coraniques devaient recueillir de la nourriture pour leur communauté en contrepartie de l'enseignement dispensé. |
Un autre lieu typique de la presqu'île du Cap-Vert drainait en permanence une foule métissée vers la baie de Soumbédioune et son marché aux poissons. Tous les jours, en fin d'après-midi, les pirogues chamarrées s'échouaient sur la plage de cette anse. Les pêcheurs s'extrayaient avec agilité et maîtrise de leur embarcation encore flottante. Dans un mouvement collectif et coordonné, ils l'accompagnaient sur le sable à bonne distance de l'eau. Aussitôt déchargée, leur cargaison se retrouvait sur les étals installés à quelques mètres. Préposées à la vente, les femmes exposaient le fruit de la pêche fraîchement débarquée et triée par catégories. Elles le présentaient le plus avantageusement possible autant visuellement que verbalement : de leur voix puissante de cantatrice, ces matrones souvent corpulentes vantaient la qualité et le bon prix de leurs produits... Evidemment, toute transaction générait sa séance de marchandage, le jeu habituel entre vendeur et acheteur. Dans un délai plus ou moins bref, une entente finissait toujours par advenir entre les protagonistes. Et même sans négociation préalable et au même tarif, la vendeuse proposait la préparation de sa marchandise : en une poignée de secondes et quelques gestes précis, le poisson était écaillé, vidé de ses entrailles et même ses filets pouvaient être levés. |
Enfin, eu égard à sa notoriété, un déplacement à Gorée, la localité emblématique de la capitale sénégalaise, s'imposait rapidement. L'île elle-même, hors de son histoire particulière, offrait un attrait touristique réel : la plage au cœur de la cité, le quai du débarquement qui surgissait de l'eau et pénétrait la terre, les ruelles d'où jaillissaient des bougainvillées multicolores et flamboyants, les habitations aux façades colorées... Certes les effets de son évolution historique avaient modelé sa topographie et, en partie, établi son urbanisation relativement stable depuis de nombreuses années. Dès l'arrivée sur le débarcadère de ce croissant de terre émergeant à quelques miles de la capitale, l'atmosphère, autant envoûtante et aérienne que pesante de son passé, enveloppait les visiteurs. Le cheminement par les rues étroites et presque totalement ombragées confortait cette impression initiale. Quels que soient les circonvolutions effectuées, le trajet conduisait nécessairement à la maison des esclaves. Là, monsieur N'Diaye, le conservateur de ce musée de la traite négrière exposait sa vision de cette période peu glorifiante pour l'espèce humaine. Dans une mise en scène savamment orchestrée, il présentait les différentes étapes suivies, et subies, par les esclaves avant et pendant ce trafic d'êtres humains. Toutefois, ce commerce abject, peu digne d'une civilisation se proclamant évoluée, n'avait prospéré et atteint son acmé qu'avec le concours d'intermédiaires autochtones zélés... |
Des conceptions différentes de la vie
Monsieur C. remplissait finalement sa mission après plusieurs semaines d'aller-retour à son bureau. Le logement se situait au troisième et dernier étage d'un petit immeuble du début de la rue Carnot, à quelques centaines de mètres de la corniche. L'appartement, assez spacieux, ne comportait qu'une seule pièce à vivre. Cependant une porte-fenêtre accédait à une longue et large terrasse qui le rendait attrayant en apparence. Car les fréquents et intenses alizés de la saison sèche rendaient son utilisation régulière difficile. Le rez-de-chaussée abritait une entreprise de vente et de pose de revêtements muraux. Un couloir séparait le magasin d'exposition précédé des bureaux et l'espace découvert qui menait à l'entrepôt. Ce passage se prolongeait d'un escalier carrelé qui montait aux niveaux supérieurs et desservait les habitations. |
Entre cette entrée et le portail métallique de la cour du commerce, le gardien de cet établissement se postait sur un banc qu'il installait sur le trottoir pour remplir sa mission de surveillance diurne. Le siège, de conception très basique, possédait une surface horizontale vitrifiée, d'une brillance presque parfaite. Ce travail de lustrage impeccable résultait de l'action, inlassablement répétée pendant des heures et des heures, de postérieurs animés de faibles mouvements aléatoires et fréquents. |
Souvent une sénégalaise d'un âge avancé et au teint clair accompagnait le vigile dans cette délicate activité quotidienne. Habitant la concession de l'autre bord de la rue qu'elle traversait, elle prenait place à ses côtés de longues minutes. Cette femme à l'allure majestueuse dans son boubou chamarré au turban assorti inspirait respect et considération. Rapidement, un sourire spontané et complaisant traduisait une complicité franche et sincère : le simple « bonjour » des premiers instants se muait en « Bonjour Mamma ! », puis évoluait en « Bonjour Mamma ! Salam Aleykoum ! » suivi de « Nangadef ! » ou de « Aleykoum salam ! Mangui fi rek ! », la réponse. Bientôt s'ajoutait un contact charnel sous forme d'une poignée de main à la sénégalaise : d'une bonne ampleur, le mouvement se terminait par un claquement paume contre paume en serrant légèrement, mais sans marquer la pression par un léger aller-retour vertical. Cependant, un midi, de retour du lycée, elle maintenait le serrement avec son autre main en prononçant ces mots : « Tu n'es pas un bon blanc ! » Quelle surprise ! « Ah, Mamma, et pourquoi ? ». Elle poursuivait son argumentation avec le même ton posé : « Tu n'as personne chez toi. ». Cette assertion assommait avec une brutalité inouïe, paralysait le corps dans sa totalité et laissait sans voix. Les deux répliques possibles ne pouvaient être entendues. D'une part, la solde d'un VSNA permettait difficilement l'entretien d'un couple, encore moins d'une tierce personne. Or, une telle proposition ne se concevait pas pour les autochtones : un toubab vivait forcément dans l'aisance. D'autre part, évoquer le concept de domesticité, de subordination, ne pouvait se justifier. Car il importait pour les familles locales modestes d'acquérir un apport de revenus pour leur quotidienneté. Ce qui apparaissait ailleurs comme une attitude de soumission brute de l'indigène au colon se révélait ici comme un moyen d'évolution sociale. |
Ainsi, selon la situation occupée, deux aspects de l'existence se juxtaposaient, s'opposaient : d'un côté, la préoccupation matérielle, immédiate, presque vitale et, de l'autre, la représentation intellectuelle noble et séduisante d'égalité entre les humains. Une différence fondamentale de culture, de vision de mondes distincts, de conception de la vie éclatait avec acuité et force. Elle imprégnait de manière indélébile cette notion de relativité de la perception et de l'interprétation des faits et des idées selon l'approche adoptée : chacun fécondait sa propre vérité à partir de son vécu, en lien étroit avec ses origines filiales et géographiques, et de son ressenti façonné par sa culture. |
Le lycée Blaise Diagne
Plus de quatre mille élèves fréquentaient le lycée Blaise Diagne situé au point E. Le corps enseignant de cet établissement se répartissait de manière sensiblement égale entre professeurs sénégalais et français coopérants. Ces derniers intervenaient essentiellement dans les matières scientifiques et quelques matières littéraires, français et histoire-géographie. Généralement, les nouveaux arrivants recevaient la charge des niveaux inférieurs, principalement les sixièmes. |
Dans les classes, les lycéens, une soixantaine de têtes crépues de couleur foncée, dirigeaient leur regard vers le tableau vert bouteille accroché au mur. Ils se répartissaient sur des bancs d'écoliers à armature métallique alignés en trois rangées par salle. Quelques fois, trois d'entre eux occupaient un de ces bureaux biplaces pour adapter leur nombre à celui des places disponibles. Les premières interventions devant ce public laissaient une impression d'une masse à la fois compacte, uniforme et composite. En effet, cette multitude de visages semblables en apparence estompait les nuances individuelles encore imperceptibles. L'unité d'ensemble s'étendait à l'uniformité du matériel scolaire utilisé. En effet, chaque élève s'installait à son pupitre en possession d'un cahier d'écolier standard (17 par 22 centimètres) et deux stylos à bille « bic cristal », un bleu et un rouge. L'un de ces deux instruments servait aussi de support pour le tracé de traits rectilignes avec l'autre. Pour accentuer ce caractère de similitude, la palette des prénoms se réduisait à de fréquentes redondances. De plus, certains noms identiques se succédaient sur des lignes consécutives de la liste de présence. Parfois même, deux identités, nom et prénom, présentaient une parfaite analogie... |
A ce stade de leur formation, les lycéens avaient franchi un premier cap difficile, celui de l'inscription à l'école primaire : le jour J, le premier dans la file d'attente figurait en tête du formulaire ; son remplissage intégral ordonnait la fin de l'opération. Leur orientation vers le cycle secondaire constituait la deuxième étape de leur scolarisation, moins aléatoire mais d'importance égale. Le franchissement de ces obstacles ouvrait, d'une part, vers la culture et, d'autre part, vers un avenir meilleur, pratiquement assuré. Alors leur motivation pour l'acquisition de tout enseignement culminait à un niveau élevé : elle leur procurait la détermination et la vigueur de recueillir puis transcrire des flots de paroles pendant des heures, et ce dans une langue acquise ; elle nourrissait aussi leur force et leur énergie pour recopier des pans de tableau blanchis à la craie. Souvent, ces écrits personnels constituaient leur seule source de documents d'apprentissage. Les travaux personnels de mise en application sollicités et réalisés, parfois sur le trottoir sous un réverbère, montraient un degré d'investissement solide et une volonté farouche de réussite... |
A la récréation, la majorité d'entre eux se dirigeaient vers un étal installé dans la cour de l'établissement. Là, une femme assise sur un minuscule tabouret exposait un plateau empli d'arachides grillées et décortiquées. Pour cinq francs CFA, ils repartaient avec une poignée de cacahuètes emballées dans un fragment du « Soleil », le principal quotidien sénégalais. Lors de ces temps de pause scolaire, certaines accortes élèves se massaient devant l'entrée de la salle des professeurs. Le minois enjoué et le regard pétillant, elles venaient interpeller un jeune enseignant avec une exubérance forcée. Si un collègue lui formulait une remarque ironique sur son entrevue pédagogique privilégiée, il rétorquait avec sérieux : « C'est ma cousine ! ». |
Parmi les collègues sénégalais, Mamadou D. jeune, dynamique et très disert, enseignait l'histoire-géographie. Après quelques années passées sur les bancs de l'université française, comme un nombre important d'étudiants africains de son l'époque, il réintégrait la mère patrie avec une double fierté. Il cumulait le plaisir de l'immersion dans la culture européenne et la satisfaction du retour au pays natal dans l'espoir de contribuer à son essor. Lors de conversations, il évoquait volontiers ses travaux de recherche en cours dans le cadre la réalisation de sa thèse de doctorat. Cette étude s'intitulait « Islam et moyen âge ». Ces mots juxtaposés ne dénotaient ni une euphonie, ni un slogan enthousiasmant, ni un concept intrinsèque. Toutefois, la chronologie des deux notions exprimées présentait une similitude indéniable. En effet, à la fin du vingtième siècle, l'islam vivait son quatorzième siècle, une durée d'existence équivalente à la vie au moyen âge du christianisme, et de la civilisation européenne afférente. Mamadou D. a-t-il été en mesure de développer ses idées et de mener ses travaux à leur terme ? Mais la question sous-tendue persiste : les religions seraient-elles en proie à des turbulences après plus d'un millénaire d'évolution ? |
Les débuts de la vie à Dakar
Quelques heures d'avion séparaient les capitales française et sénégalaise. Une foule compacte presque exclusivement composée de coopérants remplissait la totalité de l'appareil. Le contingent des VSNA (Volontaires du Service National Actif) rejoignait son affectation quelques semaines avant la prise de fonction effective. Se déroulant au rythme local, les démarches indispensables à l'installation convenable nécessitait un délai d'une longueur inhabituelle. |
Cette langueur naturelle des autochtones s'observait déjà en pénétrant dans l'enceinte de l'aérogare. Les formalités d'entrée sur le territoire duraient un temps qui semblait figé. Les files d'attente devant les guichets des policiers s'étiraient dans une quasi immobilité. Baignés dans l'atmosphère chaude et humide de l'hivernage, les jeunes européens à l'enthousiasme débordant géraient difficilement leur impatience contenue. L'analyse minutieuse de chaque document laissait égrener une infinité de secondes. L'opération se prolongeait par une signature alambiquée exécutée avec un geste continu, lent et tout en rondeur. Elle se terminait par le rituel de l'oblitération : d’un mouvement ample et régulier, le tampon rebondissait avec force bruit sur l’encreur, puis achevait sa trajectoire avec la même intensité sonore sur l'imprimé à certifier. Quelques instants plus tard, une nouvelle queue stagnait devant le comptoir des douaniers. A la demande du préposé, chaque passager ouvrait chacun de ses bagages pour l'analyse complète de son contenu. Parfois, cet examen méticuleux entraînait d'interminables palabres. Car la mission de l'agent consistait principalement à débusquer une importation frauduleuse. Dans ce cas, après calculs et formalités, une taxe s'imposait en dédommagement de l'État pour cet acte indélicat... sauf si un arrangement survenait entre les intervenants présents. Le vécu des ces derniers instants sur le sol sénégalais augurait avec netteté du quotidien qui se profilait pour les temps à venir. |
Après l'étape obligée de l'aéroport, les premiers moments à Dakar se déroulaient à l'Ecole Normale Supérieure, route de Ouakam. Bien qu'excentré de quelques kilomètres du cœur de la ville et des administrations, l'endroit présentait des avantages incontestables pour les autorités sénégalaises et françaises. D'une part, il permettait l'hébergement temporaire des nouveaux arrivants dans des conditions sommaires mais convenables. D'autre part, un amphithéâtre suffisamment spacieux autorisait l'accueil de cette population en un même lieu pour l'apport d'informations utiles à l'installation. En plus, en traversant l'avenue, le quarteron gérant du relais de Ouakam proposait des repas typiques du pays (poulet yassa, thiep bou dien...) ou plus classiques pour un français (grillades, steak frites...). Enfin, l'éloignement du centre administratif obligeait les nouveaux dakarois à s'immerger dans la pratique du transport urbain local. |
Généralement, le choix des néo-coopérants VSNA oscillait entre deux modes de déplacements. D'une part, les taxis jaunes et noirs à l'état de vétusté très avancé sillonnaient la ville en permanence en quête d'une course. Au volant de leur automobile délabrée, les taximen circulaient de manière hasardeuse, peu conventionnelle, le regard pointé plus sur les bas-côtés que sur la chaussée. A la vue d'un potentiel client, notamment un « toubab », ils manifestaient leur présence en actionnant le klaxon d'un petit coup furtif. Malgré la présence d'un compteur dans son véhicule, le conducteur indiquait d'emblée un tarif à l'annonce de la destination demandée. S'engageait alors une séance de marchandage, un jeu obligé qui aboutissait couramment à un accord. Le prix proposé étant souvent le double du tarif « normal », il suffisait d'offrir le tiers pour aboutir en quelques échanges à la valeur du service acceptable pour les deux parties... D'autre part, les « cars rapides » représentaient un intermédiaire entre le taxi, moyen individuel de déplacement, et le transport en commun classique par bus d'une cinquantaine de places. Ces engins sans vitres, cabossés et bricolés, suivaient leur trajet prédéfini selon deux schémas de conduite en fonction de leur degré de remplissage. Tantôt, le pilote dirigeait sa camionnette à vive allure vers le lieu d'arrivée, tantôt, il roulait de manière modérée afin de permettre à son aide d'effectuer son travail de rabattage. Debout sur le marchepied arrière et agrippé à la carrosserie, ce dernier étirait son corps obliquement vers sa partie latérale droite d'où émergeait sa tête. Ainsi, il scrutait les passants en criant la destination prévue : « Sandaga ! Sandaga ! » ou « Ouakam Ouakam ! ». Un coup de la paume de la main sur la carrosserie indiquait au conducteur l'imminence d'un arrêt. A l'intérieur, les passagers s'entassaient, assis, le long de la cabine et des parois latérales. Pendant le trajet, effectuer le moindre mouvement, par exemple déplacer les pieds entre les bagages amoncelés au sol, relevait de la gageure et amplifiait la sudation déjà présente. Pour quelques dizaines de centimes de francs CFA et une durée très aléatoire, on arrivait au lieu souhaité empli d'une dose importante de sensations diverses. C'est au prix d'un confort très rudimentaire lié à l'amas humain et matériel, parfois animal, confiné dans ce faible espace mobile que se méritait ce tarif réduit. |
L'amphithéâtre de l'ENS permettait de regrouper les néo-dakarois VSNA en vue de leur fournir les instructions indispensables à leur installation proche. Elles consistaient essentiellement en démarches à effectuer auprès des autorités françaises, principalement le consulat de France, et sénégalaises, en particulier les ministères de l'intérieur et de l'éducation. L'encadrement de cette communication s'effectuait sous la responsabilité de monsieur F., le directeur du Bureau de Liaison des Agents de la Coopération Technique (BLACT). Cette fonction procurait à cet ancien enseignant coopérant un moyen d'obtenir une certaine forme de supériorité, de promotion factice, voire de pouvoir, alliée à l'abandon des obligations routinières de l'enseignement. En plus de la notification des formalités d'arrivée à entreprendre, ce fonctionnaire était aussi censé apporter aux récentes recrues des informations utiles à la découverte de leur nouvel environnement. Répondre aux interrogations légitimes et aux attentes personnelles, certaines insolites, des néophytes relevait naturellement de la teneur de cette activité. Mais ses conseils s'avéraient souvent ni encourageants, ni motivants, quelques fois déconcertants : ainsi, par exemple, il recommandait fortement de faire tremper les légumes achetés au marché dans du permanganate de potassium avant leur utilisation pour éviter toute contamination... Une telle pratique générait de la stupéfaction, des sarcasmes même, auprès d'anciens qui la trouvaient sans réels fondements et d'aucun intérêt. |
Ce régime grégaire d'initiation à la vie dakaroise durait quelques jours. Ensuite, les VSNA se trouvaient dispersés dans différents hôtels de la ville. En l'occurrence, l'établissement proposé, l'hôtel Métropole, se situait sur le « Plateau » à l'est de la place de l'Indépendance en direction du port, à l'extrêmité de la rue Hassan II. À son comptoir, une européenne à la chevelure blonde crêpée et d'un âge marqué, probablement la gérante, accueillait chaleureusement les clients, de manière convenue. Du hall d'accueil, montait un escalier en bois muni d'une balustrade en fer forgé. Il se prolongeait à l'étage par un couloir parqueté qui desservait les chambres de part et d'autre. Les pièces d'un bon volume offraient un confort sobre et rudimentaire, lequel avait prévalu lors de sa construction quelques dizaines d'années auparavant. Un bref instant après la première arrivée nocturne dans le lieu, le grincement des lames du parquet de la coursive matérialisait un déplacement derrière la mince cloison à l'isolation phonique réduite. Soudain, le crissement cessait : on toquait à la porte et une voie féminine rauque, naturelle, dénuée de sensualité prononçait la formule : « C'est l'amou'r qui passe ! ». Cette expression locale originale de proposer ses charmes voguait, certes, à des miles de la poésie de Léopold Senghor, mais elle brillait d'une singulière élégance. En effet, elle supplantait la tournure directe et prosaïque, d'une trivialité brutale : « Je fais boutique mon cul ! » ou l'appel monosyllabique chuinté faussement discret : « Psitt ! ». |
L'attribution du logement par le gouvernement sénégalais confirmait l'impression perçue lors du débarquement sur le mode de fonctionnement du pays. Le fonctionnaire sénégalais responsable de cette activité, monsieur C. était un homme de taille moyenne, mais de bonne corpulence. Son boubou d'un bleu pâle aux multiples broderies alambiquées lui conférait une stature imposante qui exprimait une réussite ostensible. Assis derrière son bureau envahi d'une multitude de documents, il accueillait ses interlocuteurs avec une grande affabilité. Son visage rond et avenant laissait apparaître des dents blanches et or lors des mouvements maxillaires. La méthode d'exécution de sa tâche semblait rodée depuis des années et s'avérait d'une efficacité assurée. Un simple mot résumait parfaitement cette stratégie éprouvée : tem-po-ri-ser. Par cette (in)action, le temps agissait en sa faveur : l'impatience des jeunes français fougueux s'émoussait progressivement au fil des jours. Après plusieurs visites infructueuses des demandeurs, il suggérait une possible avancée du dossier en manifestant une collaboration concrète... Certains obtenaient alors leur logement en quelques jours, d'autres pouvaient attendre plusieurs semaines, jusqu'à la veille de la rentrée. C'est ainsi que Monsieur C. bénéficiait d'un copieux treizième mois ! |
De manière naturelle un esprit de camaraderie s'installait au sein de groupes restreints, comme cela devait se dérouler au sein des casernes. Ces associations de VSNA s'élaboraient autant par le hasard que par des coïncidences géographiques liées à l'hébergement ou à l'affectation. Cet élan fortuit et circonstanciel se traduisait par l'accomplissement en commun des obligations administratives et les trajets nécessaires à leur réalisation. Les temps morts occasionnés par les inévitables attentes à chacun des services visités apparaissaient ainsi moins insupportables. De la compagnie improvisée jaillissaient spontanément des échanges verbaux. Les paroles prononcées en ces moments, souvent légères et superficielles, conféraient à l'écoulement des minutes un poids aérien et une durée condensée. La solidarité se manifestait aussi lors des périodes de répit, particulièrement avant et après le diner. Les VSNA déjà en possession du logement attribué et meublé accueillaient les moins chanceux. Ces séances de convivialité se résumaient en général à des affrontements amicaux dans des parties de cartes, bridge pour les intellectuels ou tarot plus ludique. Lors de ces scènes de jeu, l'ambiance potache et décontractée laissait échapper les disparités générées par le large spectre des origines sociales. D'aucuns, par le raffinement de leurs attitudes, exhalaient une atmosphère de subtilité qui semblait innée, viscérale. D'autres, éclaboussaient le paraître en forçant trop souvent le trait dans une maladresse nauséabonde. Et d'ailleurs la question : « Et toi, tu es là par qui ? » émanait de leur bouche... Ils n'imaginaient pas la possibilité d'une telle nomination consécutive à une candidature normale. Parfois, à l'occasion d'un remaniement ministériel ou d'un changement de gouvernement, leur nom pouvait figurer sur la liste des promus... |