Bandeau.

Constant, est né dans une famille de bûcherons. Il a découvert la vie, comme ses douze frères et sœurs, dans les bois, entre instinct de survie et nécessités vitales. En ce début du vingtième siècle, cet isolement géographique l'a normalement écarté de l'école, d'où son illettrisme, sans aucune culture livresque. Mais cette vie dans le dénuement et proche de la nature a modelé une intelligence pratique et une connaissance presque parfaite de l'environnement, autant la flore que la faune. Ainsi, il était capable de transformer un objet (souvent de récupération) pour créer un ustensile utile qu'un besoin avait amené à son imagination. Il avait, en outre, une faculté d'adaptation spontanée au milieu, une aptitude, innée ou acquise instinctivement, à l'utilisation de l'environnement : récolte de végétaux (fruits, champignons, légumes sauvages...) ou d'animaux (chasse, pêche), production (potager, bouturage, greffage, élevage...).
 
Ida, prénommée Berthe à l'état civil, était l'aînée des sept enfants de la fratrie. La ferme familiale d'une petite commune de la Beauce, Umpeau, vivait sans difficultés apparentes d'agriculture, entre productions végétales et animales. En cette première décennie du vingtième siècle, elle a obtenu son "Certificat d'Etudes Primaires" montrant ainsi à la fois une volonté parentale de progrès social dans la culture et des aptitudes personnelles à l'étude. Pour des raisons inconnues (sympathie spontanée, aptitude inaccoutumée), elle est restée en contact avec son ancien instituteur, puis avec sa fille après son décès. Elle était, aussi, une "Dame au Grand Cœur", spontanément portée vers l'aide à autrui de manière totalement désintéressée. Ainsi, lorsque Oger, son plus jeune frère, perdit sa femme à la naissance de Claude, leur troisième enfant, Ida, tout naturellement, recueillit le bébé. Elle a aussi, à des périodes différentes, hébergé deux frères de Constant, l'un infirme dès son plus jeune âge et l'autre en partie paralysé en fin de vie.
 
Ida et Constant ont vécu en région parisienne dans des conditions difficiles comme nombre de "petites gens" de cette époque. Au début, leur habitation était une baraque en bois construite par Constant dans la proche banlieue de la capitale. Leur vaisselle se résumait à quelques éléments de base : casserole(s), poêle(s), une paire d'assiettes, de verres, de couverts... Ce que l'on peut définir comme le strict minimum pour vivre... survivre ! Mais sans acrimonie, sans regard envieux porté sur le voisin et ses éventuelles aisances. Ainsi était la vie que la Nature (Dieu ?) proposait à ces gens du "bas peuple". Mais la volonté autant farouche que naturelle, d'améliorer sa condition a donné au couple l'envie, le courage, le mordant de trouver et d'accaparer les moyens de progresser dans leur vie d'humains. La seule solution à leur disposition pour permettre cette évolution éventuelle résidait dans leurs facultés propres, c'est-à-dire leur aptitude physique à un travail manuel, un emploi quel qu'il soit. Ainsi, Constant officia comme fossoyeur pendant que Ida faisait des ménages ou lavait du linge à la main (la machine à laver n'était pas encore dans les foyers à l'époque !) .
 
Le "mal" pour l'humanité de la seconde guerre mondiale a peut-être été un "bien" pour ce couple de condition médiocre : c'est en effet à partir de cette période troublée que Ida et Constant ont habité une ancienne ferme à "Villée",    < Image de Villée >   petit hameau d'une vingtaine d'habitations de la commune de Sougé sur Braye  dans la partie occidentale du département du Loir et Cher. Quelques bribes d'informations permettent de retracer sommairement leur venue dans ce lieu reculé de la "France profonde" aux confins de la Sarthe. Ida, accompagnée de Berthe et du petit Claude ont grossi le flot des millions de "parisiens" (et assimilés) qui ont fui Paris lors de l'exode de la seconde guerre mondiale dans une immense panique générale. Sont-ils arrivés en cet endroit par hasard ? A la suite d'une panne de voiture ? Malgré les communications limitées aux courriers postaux à cette époque, des contacts avaient-ils été pris auparavant ? Car la rencontre de cousins en diverses circonstances et en différents lieux n'était pas rare... Beaucoup d'interrogations et d'incertitudes subsistent sur la fin de cette expédition obligée... et sur sa pérennité : retour en région parisienne ou installation définitive sur cette terre vendômoise.
 
L'option de rester dans cet endroit s'est donc "imposée". Après quelques années de location, la demeure a été vendue à la demande de certains héritiers. Par un "heureux" hasard, la vente aux enchères a été favorable à ces "émigrés" dont les qualités humaines et sociales ont rapidement été reconnues et appréciées dans les alentours : convivialité, obligeance, échanges, entraides étaient de l'ordre du naturel, du permanent. 
 
Constant a été employé par la commune en qualité de "cantonnier" : il partait nettoyer les fossés du village à vélo avec sa faucille, sa fourche à deux doigts (de sa conception), sa pierre à affûter... et sa musette. En outre, son ardeur à l'ouvrage, son énergie volontaire, son endurance à la fatigue et son altruisme spontané le prédisposait à être la personne idéale pour répondre aux demandes ponctuelles des besoins saisonniers des exploitations agricoles des environs. Ces tâches étaient en général échangées, troquées par le prêt d'un animal de trait et/ou de matériel spécifique pour les "gros" travaux agricoles. D'ailleurs au décès de constant, Ida a dû gérer un nombre important de propositions de remboursement de dettes de corvées qu'il avait réalisées. Parmi ceux-ci, il avait la charge de l'approvisionnement du bois de chauffage pour le foyer : abattage des arbres principalement à la hache par entailles successives, élagage des branches avec une serpe, réalisation de bourrées avec les rameaux pour l'allumage de la cheminée, débitage, à la scie, des troncs en rondins d'un mètre de long, empilage dans l'attente du transport à Villée.
 
Le domaine occupait, en effet, un hectare de terrain d'une très bonne qualité qui a permis à ces anciens ruraux de mener agréablement leur nouvelle vie. Il était complété par trois parcelles de quelques ares de vigne dispersées dans les coteaux avoisinants. Dans certaines, des pêchers à petits fruits ("pêches de vigne") très goûteux parsemaient quelques rangs. Ceux-ci se terminaient souvent par un rosier pour la prévention des maladies de la vigne ou par un pied d'osier dont les brins servaient à la confection de paniers ou de claies. La vendange permettait la fabrication de vin (blanc, rosé, rouge) pour la consommation du foyer et l'aide à la convivialité... Longeant un chemin communal sur une trentaine de mètres, un bâtiment constituait l'habitation principale (deux grandes pièces séparées par un large couloir et un second logement (une vaste pièce carrée) à l'autre extrémité de cette longère ; des dépendances (écurie, étable, grange) occupaient l'espace entre les deux ; un appentis situé sur le pignon de la demeure constituait un poulailler et un clapier. Non attenant à cette bâtisse, un hangar servait surtout au stockage du bois pour le chauffage, trois soues contiguës abritaient un porc et des lapins après aménagements adaptés. 
 
Ida avait délaissé toute activité salariée et gérait les différentes tâches ménagères de la maison (cuisine, ménage, lessive...). Elle s'occupait aussi du jardin potager dans lequel poussaient des légumes de toutes sortes étalés sur une grande partie de l'année. Certains étaient consommés dès la récolte, d'autres étaient conservés, principalement en bocaux stérilisés, pour les périodes moins fécondes. Sa "main verte" et sa grande sensibilité l'orientaient aussi vers la réalisation d'un jardin de fleurs comblant ainsi son goût et son attrait pour la couleur et les odeurs suaves. A l'époque de surproduction des fruits provenant du verger (abricots, prunes, pêches, poires, figues, groseilles, cassis…), elle élaborait des compotes, des confitures et diverses conserves sous forme séchée ou stérilisée. Elle avait aussi en charge la nourriture des animaux qui apportaient les protéines : les œufs, la viande des poules, des canards et des lapins consommée immédiatement ainsi qu'une partie de celle du porc, le reste étant conservé souvent salé dans de grandes jarres en terre cuite, enfin les fromages de chèvre mangés frais ou gardés dans la cendre. En plus, le chien montait la garde attaché au pied de sa niche et servait de compagnon de chasse.
 
Ainsi la vie à Villée était majoritairement autarcique : récolte de produits de la nature et cultivés, fabrication et conservation de produits "maison", réutilisation dès que possible, recyclage de denrées alimentaires ou utilitaires… Surtout ne rien jeter, ne pas gaspiller ! D'autre part, Constant se rendait régulièrement dans des ventes aux enchères et en rapportait, à prix bradé, des lots de tous types d'objets à l'utilité non évidente ou immédiate mais dont une fonction future était envisageable. Ida et Constant faisait de l'écologie comme Monsieur Jourdan faisait de la prose.
 

 

Quelques années après la naissance de son frère dont la santé est très fragile, Berthe voit le jour dans une famille très modeste de la vallée de Chevreuse, précisément dans la  commune de "Les Essarts-le-Roi". Elle s'est assez rapidement retrouvée la seule enfant de la famille.
 
Elle est très autonome, avec un caractère bien trempé, une sorte de "garçon manqué". Elle est rebelle autant sur le plan scolaire qu'à l'autorité de son père d'une extrême rigueur. Ce comportement provient-il de la perte de son frère ou de son propre tempérament à forte hérédité paternelle ? Dès ses quatorze ans, à la fin de l'école obligatoire, elle est "placée" chez des oncles et tantes charcutiers en région parisienne pour aider aux activités ménagères, surtout suppléer la maîtresse de maison dans les tâches ingrates.
 
Au bout de quelques années, elle a un fort besoin de s'affranchir de ces dominations, de cette vie subie sur laquelle elle a peu de maîtrise. Pour s'éloigner de cette emprise familiale, elle décide de prendre son indépendance par le mariage, très certainement d'une manière un peu précipitée. Son mari disparaît rapidement, à la suite d'une grave maladie dont elle hérite de quelques conséquences néfastes. Pendant la période troublée de la seconde guerre mondiale, elle survit à Paris en faisant diverses activités allant de vendeuse à femme de ménage en passant par aide-soignante... Des "petits boulots" peu gratifiants, mais elle est libre de mener sa vie, comme elle l'entend.
Qu'il soit végétal ou animal, un être est un élément, une réalité de la nature. La matérialité de son existence est objectivée par au moins un des sens : il peut être vu, entendu, senti, palpé et/ou goûté. En outre, il est une infime parcelle de l'immensité du cosmos, une particule du "Tout", avec un "avant" et un "après". En chevauchant l'un et l'autre, son "présent", c'est-à-dire son "actualité", ce qu'il est réellement, est la charnière, le lien fondamental entre ses origines et ses transmissions.
 
En ce sens, l'humain est un maillon de la chaine infinie de l'univers, plus spécifiquement un nœud, à la fois matériel et temporel, de la suite biologique terrestre. Il est l'objet de connexions multiples. Comme chez tous les mammifères, il est, en premier lieu, une jonction, le fruit de la réunion de ses antériorités, ses origines : sa filiation paternelle et sa filiation maternelle. Par l'importance que leur contact a entrainé sur cette vie, une partie est consacrée aux grands parents maternels.. Cette articulation est aussi la genèse d'une prolongation de la continuité universelle qui se réalise par la descendance.

 

Son frère Roger avait cinq ans lorsque Jean vit le jour quelques temps après la fin de la première guerre mondiale. La naissance eût lieu dans le département de la Sarthe, précisément à Bonnétable, petite ville d'où était originaire sa mère. Employé du textile, son père fût envoyé au "front" comme nombre de ses contemporains. Il revint gravement malade de cet ignoble massacre, cette inhumaine boucherie humaine. Il est devenu inapte au travail puisque "gazé de la Grande Guerre, grande éventuellement par sa longueur, mais pas par sa "Grandeur" ! 
 
En compensation de cette situation difficile,  < 5 rue de Grenelle - Paris 6° >   la Nation "offrit" à sa mère, Marguerite, un emploi de concierge dans un petit immeuble du sixième arrondissement de Paris. La famille vivait avec une très petite pension, mais sans loyer, dans la loge de la conciergerie. L'espace était très restreint : il consistait en une pièce unique qui nécessitait le pliage du lit des enfants après leur lever et le repliage pour leur coucher. Il se situait au fond d'une cour intérieure de moins de dix mètres carrés. Au travers d'une vitre, filtrait la lumière naturelle qui descendait du sixième étage...
 
La vie de Jean était alors rythmée par l'école, quelques tâches ménagères pour aider sa mère, les visites régulières à son père qui passait une majorité de ses dernières années dans un sanatorium. Celui-ci s'éteignit lorsqu'il avait neuf ans.
 
Acette époque dans les milieux pauvres, la plupart des adolescents n'avaient pas d'autres choix que de quitter le foyer pour aller dans la vie active. Aussi, dès ses quatorze ans, Jean se dirigea vers l'apprentissage de la pâtisserie chez un artisan proche de la loge familiale.
 
Un quart de siècle après son père, Jean connut, à son tour, les tourments d'un conflit militaire, la seconde guerre mondiale. Alors qu'il rejoignait, à pied, son régiment, celui-ci fut dissout et il se retrouva embarqué dans le Service du Travail Obligatoire en Allemagne. Il remplaçait le boulanger, parti au "front", d'une petite bourgade du nord de ce pays.
 
Lorsque cette époque troublée s'acheva, Jean, comme tous ses camarades d'infortune, retrouva la France libérée. Débuta alors une période d'importante et d'indispensable "reconstruction nationale". Une grande majorité de la population vivait dans la difficulté, mais dans l'espoir d'un meilleur proche. Les tickets de rationnement étaient toujours en service et la consommation était exclusivement basique, axée sur l'essentiel. De la pâtisserie, activité de luxe, Jean s'orienta vers la fabrication du pain comme ouvrier boulanger.