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En pénétrant dans l'enceinte du lycée Blaise Diagne, deux sentiments impressionnaient les jeunes pédagogues expatriés : immensité et uniformité. D'une part, l'étendue de son implantation paraissait démesurée : de ce vaste espace, souvent ensablé, émergeait ça et là les îlots de bâtiments de salles de cours épars, distants et identiques. D'autre part, entre ces immeubles, la foule compacte des quatre mille élèves avec des visages tous similaires donnait l'illusion d'une houle à la fois figée et dynamique ; dans les classes, sous une touffe noire et crépue, une soixantaine de têtes ébènes, luisantes et toutes semblables laissaient paraître deux billes blanches pointées vers le tableau. 

 

Sous toutes les latitudes, une règle tacite réglait l'attribution des services des personnels enseignants : les derniers arrivés bénéficiaient des classes délaissées par leurs collègues plus anciens. Cet établissement ne dérogeait pas à ce principe immuable. Les cours des sixièmes se déroulaient à l'opposé de l'entrée de l'établissement, à plusieurs dizaines de mètres du bâtiment administratif et de la salle des professeurs. Cette distance exigeait une durée de plusieurs minutes pour rejoindre les collégiens sagement alignés devant leur salle. Le calme se poursuivait et un relatif silence régnait pendant l'énoncé de la rituelle litanie des identités, parfois redondantes, énumérées pour le pointage des présents. Ensuite, une relative sérénité perdurait pendant le déroulé des leçons. Malgré la forte promiscuité que la densité humaine générait, une atmosphère studieuse prédominait. Ces jeunes connaissaient les difficultés liées à leur inscription à l'école primaire et fréquemment rencontrées par leur famille. Elle devait souvent consentir à des efforts considérables, voire des sacrifices parfois, pour leur permettre cet accès au savoir, à la culture. Ils estimaient à sa vraie valeur la chance d'avoir bénéficié de ce premier cycle d'apprentissage scolaire.

 
Quel que soient le niveau de la scolarité, les élèves, dans l'ensemble, portaient une attention soutenue au déroulement des séances et montraient un certain intérêt aux différents contenus enseignés. Leur désir intense de réussite n'avait d'égal que leur volonté farouche et tenace de progrès. Même les mathématiques, matière à la réputation austère, bénéficiaient d'un accueil favorable pour une majorité. Cependant l'intrinsèque et extrême rigueur de cette discipline heurtait la culture africaine de tradition orale et sollicitait des efforts conséquents et parfois vains. Pour accentuer ces difficultés, le Sénégal de Léopold Sédar Senghor, dans son souhait de participer à l'aventure structuraliste, incluait dans ses programmes une dose de "maths modernes". Un manuel spécifique conçu et édité localement avec des situations issues du contexte sénégalais tentait une approche adaptée et pragmatique. Mais le concept, plus encore ici qu'en France, demeurait étranger à l'entendement culturel autochtone traditionnel. De plus  ces valeureux lycéens étudiaient dans des conditions matérielles difficiles, peu favorables. Deux stylos bic, un bleu et un rouge, servaient à transcrire sur un cahier d'écolier quadrillé à petit format toutes les informations fournies : textes, croquis, figures géométriques... Ils ne disposaient d'aucun support, livre ou ressource documentaire, extérieur à la classe ; les cours constituaient le seul véhicule des connaissances scolaires. L'élaboration de polycopiés par les enseignants aurait efficacement pallié cette carence. D'une part, l'usage de ces documents aurait facilité leur pratique didactique et octroyé davantage de temps aux échanges, toujours utiles et fructueux. D'autre part, les élèves auraient possédé une trace écrite fiable, cohérente avec la teneur des cours et essentielle pour leur travail personnel hors lycée. Mais le préposé à la reproduction était inflexible dans l'exécution de sa mission : préparer des liasses de sujets d'évaluation des acquis. Un autre handicap pénalisait ces élèves méritants : l'enseignement se réalisait en français, la langue officielle du pays. Mais le parler usuel au sein des foyers demeurait naturellement l'idiome de l'ethnie familiale, voire du ouolof, le langage vernaculaire. Dès lors, la démarche retenue la plus adaptée pour la transmission des connaissances consistait dans l'écriture structurée, méthodique, sur le tableau d'un maximum d'éléments pédagogiques. Malgré ces obstacles tangibles, l'opiniâtreté et l'obstination prévalaient dans l'attitude studieuse de ces lycéens volontaires et décuplaient à l'infini leur motivation. Enseigner dans de telles conditions procurait la satisfaction d'une réelle utilité et encourageait à s'investir avec un engagement accru. Ainsi Jean-Michel D., collègue PEGC, proposait des sessions d'enseignement en doublette : un enseignant dirigeait la classe pendant que l'autre, en dehors de son service officiel, accompagnait de manière individualisée, personnelle, les apprenants qui sollicitaient son aide. Cette coopération insolite constituait une expérience profitable pour chacun des différents acteurs de la situation.
 

Avec l'objectif d'une saine émulation, d'un entrainement mutuel, Jean-Michel avait suggéré la préparation en commun du CAPES (Certificat d'Aptitude au Professorat d'Enseignement du Second degré). Ainsi durant un après-midi de disponibilité commune dans la semaine, la table de son jardin arboré devenait le théâtre opérationnel d'activités mathématiques diverses et soutenues. Une part de ces temps d'échanges revenait à la révision de certains théorèmes classiques, de leur démonstration aux conditions de leur mise en application. La recherche générée par la résolution conjointe de problèmes types favorisait la réminiscence d'acquis antérieurs, déjà anciens, réactivait des réflexes méthodologiques et ravivait des automatismes situationnels. Malgré la modestie de sa durée globale, cet investissement, finalement sérieux, s'est révélé efficace et se couronnait par un succès relatif : l'admissibilité à l'oral après l'écrit. La seconde partie du concours se déroulait dans la capitale française et se concluait par un échec. Sans préparation spécifique à ce genre d'épreuve, l'option choisie pour la présentation du sujet tiré s'orientait vers une démarche didactique adaptée au niveau de la notion en question. A posteriori, il semble que le jury attendait la démonstration formelle, hors programme du secondaire, du concept sous-jacent. En réalité, l'objectif de cette sélection demeurait purement théorique, et non pédagogique. Lors de l'entretien consécutif à la prestation, les examinateurs cherchaient à déstabiliser le candidat par des questions pointues et tatillonnes...

Responsable local du Syndicat National des Collèges (SNC), Jean-Michel maîtrisait toutes les informations utiles concernant, entre autres, la carrière des enseignants. Connaissant le cursus universitaire et le parcours professionnel déjà effectué, il suggérait la demande d'intégration dans le corps des adjoints d'enseignement. Les modalités requises pour la constitution du dossier comportaient, en plus du niveau d'étude, essentiellement la justification des nominations antérieures en qualité d'auxiliaire. Un classement des candidats s'opérait par rapport au nombre d'années d'enseignement réalisées. Le ministère de l'Education nationale définissait la quantité de postes à promouvoir chaque année. Du bon côté du seuil promulgué, l'intégration dans ce corps était automatiquement notifiée au candidat, sans évaluation des compétences humaines et pédagogiques... Après un an de titularisation dans ce grade, une communication du ministère de l'Education signalait l'admission au bénéfice du stage pouvant conduire à la titularisation dans le corps des certifiés. Le contexte particulier lié au détachement au Sénégal obligeait à sa mise en place de manière inhabituelle. Sous la tutelle de deux professeurs titulaires, il s'organisait sur une période de trois semaines en début d'année scolaire française et avant la rentrée sénégalaise. Cette session exceptionnellement brève de préparation à cette épreuve pratique du CAPES se terminait par l'examen des aptitudes pédagogiques en deux séances d'une heure chacune : la réalisation d'une leçon dans une classe de collège et la présentation du corrigé d'un devoir réalisé par des élèves de terminale section E (mathématiques et technique). Bien que défavorable à cette forme de promotion, l'inspecteur général en charge de cette mission, estimait le sérieux, l'efficacité et la valeur de l'investissement réalisé, appréciait la qualité de la prestation produite et, en conséquence, validait cette titularisation.

 

Après une douzaine d'années de service au sein du ministère de la Coopération au Sénégal, un vif désir de retour en France s'amplifiait de jour en jour de manière impérieuse. L'activité professionnelle au lycée Blaise Diagne continuait à offrir son lot régulier de belles satisfactions. Mais la vie sénégalaise de coopérant technique, relativement artificielle, offrait de moins en moins de bien-être, pesait de plus en plus au quotidien. Retrouver une existence plus classique, plus conforme au vécu culturel, avec sa quantité de contraintes banales, devenait une aspiration forte, une motivation persistante.

 

L'étude méticuleuse du mouvement national des personnels enseignants ne présageait pas de l'obtention d'un poste satisfaisant, notamment sur le plan familial. C'est en effet dans les alentours de Montpellier que les enfants avaient immigré l'année précédente. Sans bonification particulière, une nomination dans ce coin de France très prisé de la gent enseignante s'avérait très incertaine : le barème du dernier nommé au mouvement précédent sur les endroits convoités planait à mille lieues des points accumulés régulièrement. Dès lors, la demande de réintégration en métropole obéissait à une stratégie espérée efficace : des vœux sur des établissements proches du domicile de la progéniture pour ne pas laisser évaporer un improbable aléa propice ; une option sur Titulaire Académique (TA) qui assurait un emploi dans l'Académie, de Saint-Chély-d'Apcher au nord de la Lozère à Font-Romeu au sud des Pyrénées-Orientales ; enfin un choix sur Titulaire sur Zone de Remplacement (TZR), fonction peu sollicitée à cause de la de forte mobilité géographique imposée et l'adaptabilité pédagogique nécessaire.

 

La tactique adoptée pour la demande de réintégration à l'Education Nationale en France s'est avérée fructueuse : la première nomination en tant que titulaire académique s'est effectuée au collège Frédéric Bazille de Castelnau-le-Lez. Outre cette commune, cet établissement recrutait ses élèves sur les municipalités voisines de Clapiers et de Jacou. Ce recrutement dans ce territoire de la banlieue relativement aisée de Montpellier lui conférait une population collégienne d'un niveau acceptable et assez homogène. Dès le premier contact, le principal, Monsieur A., cheveux blancs coupés en brosse sur une tête carrée au sommet d'un corps de bonne corpulence, proférait, d'un ton pour le moins paternaliste, un discours strict sur la tenue vestimentaire des enseignants : l'allure estivale de sa nouvelle recrue devait heurter sa vision archaïque et rétrograde de la fonction... Selon la tacite règle habituelle sous tous les cieux du monde éducatif, le dernier arrivé recevait la distribution des classes non attribuées, soit deux sixièmes, deux cinquièmes et la troisième, certes de faible effectif, mais constituée de cas difficiles scolairement et socialement. La gestion in situ de ces sections, et notamment la dernière, réclamaient une (ré)adaptation pédagogique aux antipodes du vécu professionnel de la douzaine d'années précédentes : variété des activités, durée limitée des temps de concentration, modestie des exigences, attention permanente du comportement du public, diversité des postures... Au cours du deuxième trimestre scolaire, une inspection était normalement orchestrée. Monsieur B., l'Inspecteur Pédagogique Régional procédait ainsi naturellement à la connaissance du personnel de sa circonscription. Avec rigueur et bienveillance, il évaluait le travail présenté pendant la séance d'une heure et estimait la progression suivie dont faisait foi le cahier de texte de la classe. En supplément de sa mission de contrôle et de conseil au niveau professionnel, il prolongeait l'entretien par une attention particulière à la personne. En effet, son humanité naturelle le portait à chercher, s'il en sentait la nécessité, à apporter un éventuel soutien dans la sphère personnelle. Il proposait aussi un appui éclairé dans l'élaboration, la réalisation et la possible évolution du plan de carrière. 

 

La deuxième année dans ce poste de TA inaugurait une nouvelle situation, pas encore éprouvée. En effet, la nomination consistait en deux demi-postes sur deux collèges distincts : le même Frédéric Bazille et Clémence Royer de Montpellier. Cet établissement situé en plein centre de la ville possédait la particularité de recruter des élèves pratiquant, à un bon niveau, des disciplines artistiques, musique ou danse. Souvent issus d'un milieu social favorisé, généralement rompus à une certaine autonomie depuis des années et habitués à une gestion serrée de leur temps, leur investissement scolaire se réduisait au strict minimum et leur comportement en classe pouvait extérioriser un besoin de libération d'énergie. Les facilités matérielles et intellectuelles de ces collégiens généraient de l'aisance dans leur vie quotidienne et leur conféraient de l'assurance en face d'imprévus. Ces qualités humaines compensaient les éventuelles lacunes qui se glissaient dans leur culture scolaire... Cet emploi dispersé en deux lieux différents offrait un avantage incontestable à l'institution en ne présentant pas d'inconvénients majeurs pour les utilisateurs. Il obligeait les responsables de chaque collège à harmoniser les répartitions de service hebdomadaires et les dates de réunion pour assurer la fluidité des déplacements d'une structure à l'autre. Les durées de transport domicile-travail subissaient effectivement un léger surcroît non négligeable. Mais c'est surtout la localisation géographique au cœur de Montpellier saturé de véhicules stationnés qui occasionnait le plus de désagrément. La pénurie de places de stationnement rendait nécessaire, à chaque trajet, des hectomètres de marche, certes bénéfiques sur le plan sanitaire, mais chronophages.

 

Peu de temps après sa réintégration en France après son détachement au Sénégal auprès du Ministère de la coopération, l'Inspection de l'Enseignement Technique proposait à Gérard M. la mise en œuvre, dans l'Académie, du dispositif d'Adaptation, de Reconversion et d'Insertion Active dans de Nouveaux Emplois (ARIANE). L'objectif de cette structure consistait en la formation dans une autre voie de professeurs de lycée professionnel dont la spécialité s'éteignait faute de besoin industriel. Elle s'intégrait naturellement dans l'organisme de formation continue des enseignants, la Mission Académique à la Formation des Personnels de l'Education Nationale (MAFPEN). Conscient de l'importance des actions à réaliser en Languedoc-Roussillon, Gérard souhaitait s'adjoindre le soutien d'un collaborateur. Après de longues et âpres négociations, les instances locales de la MAFPEN acceptaient la création de l'équivalent d'un demi-poste d'enseignement en réponse à sa sollicitation tenace. Ainsi le binôme opérationnel de l'équipe ARIANE s'attelait ardemment à sa mission récemment instituée dans l'Académie. Les services du Rectorat ciblaient les personnels impactés par les suppressions de poste dans les domaines d'enseignement considérés obsolètes par l'Institution. L'intervention concrète d'ARIANE commençait par un entretien avec l'intéressé afin de déterminer sa future orientation professionnelle, entre souhaits personnels et disponibilités réelles. Venait ensuite la phase d'élaboration du cursus de la formation dans le respect intégral du référentiel établi par l'inspecteur compétent. Une synthèse des objectifs prescrits, dactylographiée et présentée sous la forme d'un tableau réalisé en code ASCII (les suites bureautiques balbutiaient à cette époque !), concrétisait cette première étape. Après son approbation par l'inspecteur, souvent admiratif du document produit, le travail d'ARIANE se poursuivait par l'organisation matérielle de la formation. Ses modalités et sa durée fluctuaient en fonction des situations individuelles rencontrées : tutorat sous l'égide d'un collègue spécialiste, stage en entreprise, études universitaires... Enfin, pendant la période effective d'acquisition des compétences requises, un suivi régulier de l'enseignant formé, en relation étroite avec ses encadrants, garantissait le bon déroulement du cycle d'apprentissage. Parfois il permettait de repérer d'éventuelles difficultés passagères, des moments de lassitude, et de promouvoir une remobilisation, une recharge en énergie positive. Car certains de ces agents contraints au changement subissaient cette évolution de leur carrière pendant que d'autres saisissaient l'occasion offerte en l'utilisant comme tremplin pour assouvir un désir de réorientation. Ce fonctionnement inédit d'ARIANE dissonait au sein des mœurs courantes de la MAFPEN : une réponse ciblée et personnalisée à un besoin précis de l'Institution versus une offre élitiste de sujets, parfois gadgets, didactiques plus souvent utiles à l'ego de ses promoteurs qu'à la multitude enseignante... Toutefois cette expérience singulière vécue sur deux années scolaires s'est avérée riche d'intérêt et de satisfaction à plusieurs égards : d'une part, elle a donné l'opportunité de découvrir une facette inhabituelle du monde de l'inspection avec des rapports humains dénués de hiérarchie intrinsèque ; d'autre part, elle a permis une ouverture insolite sur le plan professionnel par la pratique d'une fonction inaccoutumée, la collaboration active, directe, à l'évolution du statut professionnel d'adultes à l'avenir perturbé. Cependant cette activité extra-pédagogique, bien que gratifiante, absorbait une vitalité épuisante et doublement contrariée : la gestion exclusivement comptable du dispositif par l'Institution et la difficile compatibilité avec l'emploi du temps régulier et routinier de l'enseignant basique.

 

Cet emploi partiel se complétait par un demi-service au nouveau lycée Jean Monnet situé au nord-ouest de Montpellier. C'est Madame L., proviseure estimée pour ses compétences, sa probité et son humanité, qui eut l'honneur de diriger, à son ouverture, cet établissement flambant neuf. Il avait attiré en son sein nombre de professeurs agrégés de la place désireux marquer leur empreinte. Par exemple, en mathématiques, l'imposant physiquement Monsieur L. régnait en maître éclairé sur la discipline, en délaissant les avis de sa collègue certifiée, ignorant même la présence à mi-temps du titulaire académique de passage. Ce lycée se caractérisait par la proposition de l'arabe littéral en langue 3. Les deux classes de seconde littéraire avec cette troisième langue renfermaient une trentaine d'élèves de niveau très hétéroclite et avec des motivations différentes dans l'apprentissage de cet idiome : certains espéraient renforcer le lien avec leur origine ; d'autres cherchaient une ouverture culturelle au travers de cette initiation. La gestion pédagogique périlleuse de ces sections s'orientait vers une stratégie à deux axes complémentaires. Le premier objectif, au premier trimestre, visait à combler les lacunes, asseoir les pré-requis, et surtout encourager le maximum d'élèves à s'engager dans un effort salutaire et indispensable. Par la suite, le rythme s'accélérait et la densité des cours augmentait en vue de boucler le programme, obligation absolue pour les futurs lycéens des spécialités scientifiques ou économiques.

 

Le complément de service de la deuxième année d'action dans le dispositif ARIANE s'opérait au collège du Jeu de Mail à Montpellier. Cette petite structure du centre de la ville bénéficiait avantageusement de la carte scolaire en recrutant ses élèves sur une population relativement favorisée. Elle améliorait aussi son effectif de collégiens en acceptant certains enfants de soignants ou d'administratifs du Centre Hospitalier Universitaire situé à quelques centaines de mètres. Son espace d'accueil était le théâtre d'un festival de pugilats verbaux pluriquotidiens. En effet, sa principale, Madame H., femme fortement charpentée, et son adjointe, Madame S., de petit gabarit, s'invectivaient, certes en termes châtiés, au moindre prétexte, toujours futile, que le travail engendrait. Des portes constamment ouvertes de leurs bureaux contigus fusaient, entre deux moments de concentration simultanés, des reproches plus ou moins fondés sur les agissements réciproques. Ce climat malsain, de tension permanente, s'étendait assez naturellement à l'équipe enseignante qui se répartissait en plusieurs clans, les pro l'une, les pro l'autre et les indifférents... Cette ambiance peu amène se retrouvait l'année scolaire suivante, compensée toutefois par de vraies satisfactions générées par les succès professionnels et les relations humaines avec collègues et élèves.

 

Après cinq années de vagabondage pédagogique dans Montpellier et sa proche banlieue, la première, et dernière, nomination sur un poste définitif et fixe précisait l'affectation au collège La Voie Domitienne du Crès. Dès le premier contact en cette fin d'année scolaire, l'impression initiale ne présageait pas un accueil à la hauteur préconisée par le landerneau enseignant héraultais, à savoir le firmament des établissements scolaires. En effet, à la lecture de la fiche de vœux de classes et de périodes hebdomadaires de disponibilité pour la rentrée suivante, le principal-adjoint, René C., en charge de la répartition des services, montrait nettement sa réticence envers la seule demande notifiée : la vacance du mercredi matin. Il légitimait sa réserve en invoquant que cette possibilité se destinait aux enseignantes mamans. Selon ses mœurs, s'occuper des tâches concrètes, matérielles, de ses propres enfants demeurait un acte dévolu à une seule catégorie humaine, une spécificité genrée. En entendant la justification de la requête, Monsieur L., le principal, suggérait à son adjoint de donner satisfaction à son auteur. Pourtant, René se montrait généralement serviable, arrangeant, envers les collègues non inscrits dans sa liste des "bannis"... La première pré-rentrée s'opérait dans une ambiance agréable, joviale, où la joie des retrouvailles des "anciens" se mêlait à l'attention portée aux recrues du millésime, Eliane en histoire-géographie et René en mathématiques entre autres. Le sentiment liminaire mitigé de la venue initiale s'estompait progressivement : la renommée véhiculée ne semblait pas usurpée. Rapidement, Andrée, biologiste, suggérait l'adhésion à l'amicale des personnels du collège moyennant un modeste écot. Outre son rôle fédérateur au sein de l'établissement, cette structure informelle proposait un moment de convivialité en accompagnement de tout événement inhabituel : évolution du schéma familial, départ en retraite ou mutation d'un membre de l'équipe, etc. Parmi ses animateurs spontanés figurait le prolixe et sémillant angliciste Francis, au regard pétillant et malicieux, au sourire enjôleur et à la verve héréditaire imagée. Généralement, il ponctuait ces manifestations chaleureuses d'un écrit, prose ou poésie selon son humeur et son inspiration, que lui évoquait leur objet. Il insufflait aussi régulièrement la tenue de réunions confidentielles du groupe des professeurs d'anglais en compagnie de Christiane, Maggy, Rosine, et plus tard Lise. Seule cette matière organisait des rassemblements disciplinaires conviviaux. Les mathématiciens (Marie-Thérèse, Malou, Martine, Gisèle, René, ultérieurement Véronique) à l'esprit (trop) rigoureux ou imbu d'individualisme, peinaient à partager des temps d'échanges. La colonie des lettreux s'éparpillait au mieux en blocs affinitaires, parfois monolythiques, une situation probablement due à leur charge conséquente de travail, entre préparations diverses et corrections multiples, et à leur copieuse quantité : Josette, Geneviève F., Geneviève V., José, Robert, Marie-Thérèse, Marlène, Geneviève L., Gisèle, Bernard, etc. Le noyau compact et soudé de l'éducation physique et sportive (Annie, Dany, Patrick, Thierry, Olivier, Frédéric) unissait fréquemment l'utile et l'agréable. Pour certaines disciplines le cercle des enseignants était restreint : espagnol (Jacques, Yves, Nadine), technologie (la locomotive Jean-Pierre, Véronique...), physique (André et Corinne), biologie (Andrée, Maryse...), histoire-géographie (Alain, Eliane, Josiane, Gisèle). D'autres matières possédaient un effectif enseignant réduit à l'unité : allemand (Viviane), arts plastiques (Jacky), musique (Philippe). Des postes satellites fonctionnaient aussi de manière unitaire et indépendante : le centre de documentation pédagogique (Geneviève B., puis Geneviève M.), la vie scolaire avec sa conseillère principale d'éducation (Elisa), le centre d'information et d'orientation (Elisabeth), l'accueil (Christiane avec son langage direct...). Le personnel administratif (les deux Jackie, puis Sabine pour le secrétariat, et Danielle à l'intendance), toujours obligeant et prévenant, répondait activement à chaque sollicitation. Les agents techniques (Michel, le cuisinier, ses adjoints et adjointes, et à l'entretien Francis, Estève et le dilettante Hubert...) appréciaient ces rencontres ouvertes, empreintes de bienveillance mutuelle, de bonhomie, sans les masques du formalisme catégoriel des fonctions respectives. Cette atmosphère chaleureuse, fraternelle, de cet hétéroclite microcosme éducatif cressois survivait au fil des décennies avec une ardeur constante en partie par la volonté des directions successives : les principaux Jean-Paul, ex-mathématicien en mal de relations sympathiques, et Daniel ancien conseiller du Ministère soucieux du bon fonctionnement du collège ; les principaux-adjoints, feu Régis, transfuge de l'armée de l'air dont il avait conservé la rigueur et le sens du service efficace et Pierre, réservé et discret mais d'une efficience significative. Chacun de ces dirigeants, avec sa personnalité et ses marottes, s'adaptait aux usages en vigueur, s'imprégnait du climat ambiant, impulsait une transition subtile... Les tics comportementaux n'étaient pas l'apanage des instances gouvernantes : certains se manifestaient dans la classe enseignante par des rites plus ou moins inconscients de leurs auteurs. Ainsi, à chaque occasion qui leur était offerte, de manière immuable, la brochette des quatre (Bernard, André, Jacques et Yves), assis au fond de la salle des professeurs, papotaient, patientaient, observaient les agissements de leurs collègues. D'autres vibrionnaient de la machine à café à la photocopieuse en maugréant et insultant le temps trop volatile. D'autres encore relataient avec exubérance et nervosité les dernières mésaventures vécues la dernière séance. D'autres enfin, debout près de la rangée de radiateurs au centre de la vaste salle, devisaient futilement en scrutant, avec une certaine gourmandise, la venue déterminée de Francis le visage radieux. Car le tic de Francis consistait en un essaimage de groupe en groupe de sa petite histoire drôle quasi quotidienne qu'il racontait avec une délectation communicative...

 

Au plan professionnel, la population collégienne provenait des communes du Crès et de Vendargues. Comme dans toute la banlieue montpelliéraine, ces villages hébergeaient des habitants de tous milieux sociaux. Cette hétérogénéité socio-culturelle se ressentait naturellement dans la réalité des classes : l'encadrement familial agissait fondamentalement sur l'attitude générale des élèves, leur degré de motivation à apprendre et leur comportement individuel au sein du groupe. Les réfractaires à l'effort scolaire et au respect des règles isolés, ventilés et surtout non regroupés, les classes se géraient assez facilement, sereinement, souvent même dans une ambiance studieuse. Seul, Hugo, l'agité du bocal, officiellement hyperactif sous traitement idoine qu'il s'administrait lui-même selon son gré, bénéficiait d'un régime spécifique : l'isolement intégral à la vie scolaire. Cette atmosphère appliquée et le volontarisme quasi général des élèves donnaient le sentiment d'accomplir correctement son métier avec une relative efficacité, de remplir une fonction sociale utile : former de futurs citoyens par un apport de connaissances, de savoir-faire et de savoir-être. Toutefois, une évolution du nombre de cas hostiles aux obligations du système éducatif poignait dès la dizaine d'années d'exercice en ce lieu. Elle s'amplifiait au fil du temps et obligeait à des stratégies de coercition plus strictes... La transmission d'aptitudes, en l'occurrence d'expériences, s'exerçait aussi envers les futurs pédagogues sous la forme de tutorat. Curieusement, l'Institution sollicitait un enseignant sans formation initiale conventionnelle pour satisfaire le besoin de conseiller pédagogique. En effet, dans le cadre de leur cursus au sein de l'Institut Universitaire de Formation des Maîtres (IUFM), les professeurs stagiaires admis au CAPES effectuaient un stage en responsabilité dans une classe encadré par un professionnel expérimenté. Ces jeunes possédant une culture très pointue à la fois dans la matière et en sciences de l'éducation, il s'agissait principalement de proposer des ajustements mineurs et des conseils pratiques sur la conduite de la classe. Un critère essentiel de validation des compétences se résumait ainsi : "Confierait-on volontiers ses propres enfants à cet éducateur ?".  Car sans méthode universellement reconnue et efficace, chacun opère au mieux pour assurer la réussite de cette noble mission...

 

C'est dans ce collège de la Voie Domitienne que s'achevait cette carrière au service de l'Education Nationale. Plusieurs contingences incitaient à solliciter la cessation d'activité : le poids de la routine de ce travail intéressant, mais prenant et finalement éprouvant ; l'érosion de l'entrain antérieur, de la motivation auto-entretenue ; la difficulté d'adaptation aux conditions émergentes d'exercice du métier ; l'usure naturelle, psychologique et morale peut-être physique, liée à la pratique d'une activité intense et répétitive... Des circonstances favorables exceptionnelles, peu banales, rendaient cette requête effective. Le départ réel en retraite coïncidait avec la fin de l'année scolaire, au moment des vacances d'été. Différentes étapes jalonnaient la période située entre son annonce et sa réalité. Elles se ponctuaient par une série de derniers coups et dernières fois : le dernier trimestre, le dernier mois, la dernière évaluation, le dernier bulletin scolaire, le dernier conseil de classe, la dernière semaine, le dernier cours, la dernière arrivée au collège, le dernier repas à la cantine, le dernier jour, la dernière réunion... A chacun de ces stades, un état particulier envahissait l'être dans son intégralité. Ces dispositions singulières atteignaient leur apogée lors du traditionnel pot de fin d'année où s'égrenaient le nom des collègues en partance accompagné d'une dédicace personnalisée. Le discours "officiel" du chef d'établissement, en l'occurrence Daniel, empreint de la gravité obligée et du détachement amical de plusieurs années de cheminement commun procurait une vraie émotion, contenue au prix d'un effort exigeant, puisé dans les entrailles. Les paroles de bienveillance de Philippe, le président de l'amicale des personnels, moins solennelles mais autant sensibles, généraient un sentiment confus, ambigu, mêlant joie et mélancolie : le bonheur de la grâce immanente à la situation et une relative tristesse de l'éloignement probable de relations humaines. Dans le respect du rituel, Francis déclamait, avec son talent d'orateur reconnu, son "Petit vademecum du matheux retraité" concocté à l'occasion. Les regards lumineux, les sourires complices, les attitudes empathiques, les mots de sympathie, prononcés ou écrits pour la postérité, des collègues continuaient d'attiser des petites flammes toujours scintillantes et ajoutaient des petits plaisirs au bonheur présent.

 

A la faveur de l'instinct grégaire spontané de cette classe d'âge, un rituel s'était instauré chaque dimanche en fin de matinée sur la place du village : un groupe de jeunes loupéens se retrouvaient sur le vaste trottoir devant le café du commerce. Ce rassemblement informel ne répondait à aucun statut préétabli, aucun véritable mobile. Pour ses participants, le désir de partager un temps de convivialité représentait la seule vraie motivation. Les échanges verbaux demeuraient superficiels, futiles, sans teneur, et s'opéraient dans la gaieté, l'insouciance et la bonhomie. En ce début septembre, comme à l'accoutumée, bises et poignées de main célébraient le rendez-vous attendu par les habitués. Au détour de la conversation du moment, Monique, aînée d'une année, annonce à la cantonade que, dans l'établissement où elle enseigne l'anglais, un poste de professeur de mathématiques est vacant à quelques jours de la rentrée scolaire. Cette information d'apparence anodine télescopait en un éclair le brouillamini des pensées obscures et engluées d'incertitudes en cette fin d'été : un certificat de maîtrise à repasser, un état de réplétion intellectuelle démotivant, la difficulté matérielle récurrente de la vie étudiante, une perspective de poursuite d'études indéfinie dans son lieu, son contenu et ses modalités. L'idée d'une année de trêve dans ce cursus de formation devenu insupportable éclosait à cet instant précis. Se détacher momentanément de l'état de crispation générée par les circonstances défavorables actuelles permettrait un temps de recul favorable à une vision de l'avenir plus sereine. De plus, le cumul de salaire d'une année de travail assurerait la reprise des études avec plus de confort et d'aisance. Dès le lendemain, un contact s'établissait avec la responsable de ce Collège d'Enseignement Secondaire (CES), terminologie à l'usage à l'époque.

 

La loge des bois, le CES de Senonches, petite bourgade du nord-ouest du département d'Eure-et-Loir distante d'une centaine de kilomètres de la Capitale, possédait un internat féminin de faible capacité. Cette double caractéristique et sa situation géographique lui conféraient un statut particulièrement intéressant et recherché : l'hébergement de collégiennes de la région parisienne en difficultés familiales et/ou en rupture scolaire. En limite de la vaste forêt domaniale, il occupait le rez-de-chaussée d'une belle maison bourgeoise en pierres. Les enseignements se réalisaient dans des bâtiments légèrement à l'écart, certains préfabriqués, un gymnase et un plateau sportif extérieur. C'est sur le perron de cette bâtisse que se réunissaient la vingtaine de professeurs au début de chaque demi-journée et lors des récréations.

 

La principale de ce CES, Sylviane J., elle-même enseignante de cette matière, avait accueilli avec un enthousiasme non feint cette recrue à la formation solide dans la discipline. En effet, son équipe pédagogique comportait essentiellement des Professeurs d'Enseignement Général de Collège (PEGC) pour les agents titulaires et des instituteurs remplaçants faisant fonction. La plupart de ces derniers avaient intégré l'Education Nationale dès l'obtention du baccalauréat ; certains possédaient le diplôme depuis la dernière session, en juin précédent. Un quart de siècle après la fin de la deuxième guerre mondiale, la forte démographie française gonflait les effectifs des enfants scolarisés. Pour endiguer cet afflux d'élèves, un recrutement massif d'enseignants s'imposait à tous les niveaux de l'Education Nationale, de l'enseignement primaire à l'université. Le corps des PEGC répondait à ce mouvement, d'une part par une formation universitaire spécifique en deux ans, et d'autre part en aspirant une partie non négligeable de la cohorte des instituteurs. Pour pallier le départ de ces derniers des écoles communales, des renforts de jeunes bacheliers compensaient l'insuffisance du nombre de sortants des écoles normales primaires. Alors que les normaliens avaient reçu une initiation pédagogique en plus de la formation générale, ces maîtres suppléants se formaient sur le tas, dans leur classe. 

 

Le service proposé correspondait à un emploi d'instituteur remplaçant sur un poste de PEGC en mathématiques et sciences physiques, en l'occurrence technologie. Quelques heures d'éducation physique et sportive complétaient les vingt heures hebdomadaires dues. Ancien instituteur promu en toute logique PEGC, le collègue de mathématiques Jean M. avait proposé spontanément la préparation conjointe des activités d'apprentissage et de leur évaluation pour la semaine dans les niveaux communs. Ce travail en équipe aboutissait à la réalisation de fiches destinées à la mise en action individuelle des élèves. Ce véritable compagnonnage constituait une béquille méthodologique essentielle et une aide concrète précieuse sur le plan pédagogique. Aussi la venue dans la classe du conseiller pédagogique, féru de la pédagogie Freinet, se soldait par des ajustements pratiques mineurs sur la gestion des cours. Pour parfaire la formation des futurs maîtres, l'inspecteur de l'Education Nationale du secteur animait des conférences pédagogiques mensuelles un jeudi après-midi. Au programme de ces séances figuraient la critique de leurs travaux écrits, éventuellement produits, et la présentation magistrale et théorique du discours officiel sur les vérités didactiques du moment. Ces contraintes institutionnelles rébarbatives, heureusement peu fréquentes, polluaient l'enthousiasme du vécu quotidien, stimulé en permanence. Le passé souvent difficile des élèves exilées de leur milieu d'origine leur avait forgé un caractère fort, enclin à une rébellion latente prête à exploser. Cependant, des progrès cognitifs ou comportementaux, même minimes, influaient positivement sur l'évolution de leur construction personnelle et de leur attitude. Ces modestes avancées rendaient attachantes ces âmes meurtries et sensibles, et procuraient le sentiment d'utilité au sein de cette communauté restreinte du pensionnat senonchois, plus largement dans la société.

 

En ce début de la septième décade du vingtième siècle, une révolution perturbait l'enseignement des mathématiques, principalement au niveau primaire. Par son formalisme immanent, cette discipline n'avait pas échappé à la mouvance du structuralisme qui avait envahi maints domaines de la pensée et de la recherche. Son caractère universel apparaissait dans la théorie des ensembles vulgarisée au sein de la société par l'expression « mathématiques modernes ». Cette approche nouvelle heurtait la conception traditionnelle basée, depuis la nuit des temps, sur l'arithmétique et la géométrie. Aussi, l'institution profitait des compétences opportunes pour organiser quelques séances d'initiation et de familiarisation à ces notions novatrices pour la gent enseignante locale du primaire.

 

Pendant les périodes extra-scolaires et pour assouvir leur besoin naturel de contact et canaliser leur énergie débordante, ces jeunes pédagogues pratiquaient des sports collectifs mixtes, principalement le volley-ball. Les relations humaines conviviales se prolongeaient lors des repas pris au réfectoire de l'internat. Parfois, voire souvent, José B., sous un prétexte illusoire, suggérait aux Alain B. et C. un détour, avant le dîner, vers l'appartement du premier étage qu'ils occupaient avec Léa et leurs jumelles. Quelques gorgées de pastis favorisaient les échanges joviaux, le jaillissement des bons mots et la diffusion des petits potins du microcosme pédago-senonchois. Quelques fois, une invitation immergeait dans la culture culinaire bretonne traditionnelle : d'un tour de main expérimenté, inné peut-être, dans le maniement de la raclette, Léa préparait de savoureuses galettes ruisselantes de bon beurre breton ; l'envoûtement des palais et le ravissement des papilles linguales sublimaient l'atmosphère conviviale de la soirée. Dans le logement voisin, Christian H. déployait le tapis vert pour la quasi hebdomadaire partie de bridge en compagnie de Marcel J. et Daniel L. Formées au hasard, par tirage de cartes, les deux paires s'affrontaient pendant quatre heures d'une concentration soutenue. L'activité cérébrale intense de ces réunions, en même temps sérieuses et ludiques, se déroulaient dans un climat courtois de saine tension.

 
A la suite du refus de la création de la deuxième année de maîtrise de mathématiques à la faculté du Mans, l'achèvement de ce cursus obligeait à un changement d'université. Le choix de l'émigration se portait naturellement sur Orléans-La Source, la ville hébergeant le rectorat de l'académie, mais située à plus de deux heures du CES. Cet éloignement conséquent, l'ambiance confortable et rassurante sur le plan professionnel, la vie sociale agréable, variée et dense, la satisfaction d'une aisance matérielle annihilaient toutes velléités de poursuite des études... Par ailleurs, Sylviane J. suggérait, pour l'année scolaire suivante, un demi-poste de certifié en mathématiques complété par des heures supplémentaires. Cette proposition condamnait assurément la continuité du cycle universitaire et orientait de manière définitive la voie professionnelle vers l'enseignement.
 

Pour accompagner Yolande dans sa formation, un poste de maître auxiliaire de mathématiques était sollicité dans l'académie de Lyon. Sans réponse de l'institution après la rentrée scolaire, une incursion dans les couloirs du rectorat était programmée. En quelques minutes, le temps de repérer le service idoine, de toquer à la bonne porte, de présenter le motif de son intervention, une nomination était obtenue : le CES de Saint-Priest situé dans une banlieue ouvrière au sud-est de la capitale régionale. En raison de sa situation géographique en zone urbaine, il n'offrait pas un accueil aussi avenant que celui connu les deux années précédentes : il n'était qu'un lieu de travail, sans échanges affables entre collègues. A la demande du principal du CES ou de son propre chef, l'inspectrice pédagogique régionale, mademoiselle L., ne tardait pas à s'évader du confinement de son bureau pour justifier une partie de sa fonction : assister à une heure de cours dans une classe, rechercher des points négatifs, rédiger un rapport stérile de critiques forcément fondées... Pour accentuer le malaise de la vie lyonnaise peu amène, aucun salaire ne fut perçu les trois premiers mois d'activité. Le service comptable ne pouvait engager la régularisation de cet agent transfuge sans la possession du certificat de cessation de paiement de l'ancienne académie. Encore fallait-il que ce document crucial soit demandé ! Les premiers émoluments, un pactole substantiel, étaient versés à la fin du mois de février, après plus d'une demi-année de service... Le souci de stabiliser la situation professionnelle imposait l'obtention du diplôme nécessaire : le Certificat d'Aptitude au Professorat de l'Enseignement du Second degré (CAPES). Avec l'inscription au Centre National d'Enseignement à Distance (CNED), commençait la difficile préparation à cette qualification convoitée depuis peu. 

 

Le retour dans l'académie d'Orléans s'est effectué au CES Les Marchebeaux de Dreux. Le poste correspondait à un groupement d'heures, principalement en mathématiques et quelques unes en technologie dans une quatrième pratique. Les élèves de cette section à faible effectif se destinaient à l'apprentissage dès leur seizième année. Cette orientation ne résultait généralement pas de leur choix propre, mais de la conséquence de leur difficulté de suivre la scolarité classique. La gestion de cette classe se résumait à quelques règles à respecter en permanence : variété et durée limitée des activités, occupation manuelle captivante, étude de phénomènes simples et concrets, rapport de force permanent, parfois physique... La mise à niveau des connaissances indispensables pour affronter le concours de titularisation se poursuivait dans les mêmes conditions. Le CNED proposait régulièrement la résolution de problèmes suivant un cycle établi. Cette démarche de recherche demandait un travail conséquent d'actualisation des acquis. Car les certificats de maîtrise renfermaient des contenus très pointus dans leur domaine alors que le programme du concours englobait un éventail plus vaste de notions plus généralistes. L'échec à l'écrit sanctionnait le premier passage de ce sésame pour l'enseignement du second degré.