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A la faveur de l'instinct grégaire spontané de cette classe d'âge, un rituel s'était instauré chaque dimanche en fin de matinée sur la place du village : un groupe de jeunes loupéens se retrouvaient sur le vaste trottoir devant le café du commerce. Ce rassemblement informel ne répondait à aucun statut préétabli, aucun véritable mobile. Pour ses participants, le désir de partager un temps de convivialité représentait la seule vraie motivation. Les échanges verbaux demeuraient superficiels, futiles, sans teneur, et s'opéraient dans la gaieté, l'insouciance et la bonhomie. En ce début septembre, comme à l'accoutumée, bises et poignées de main célébraient le rendez-vous attendu par les habitués. Au détour de la conversation du moment, Monique, aînée d'une année, annonce à la cantonade que, dans l'établissement où elle enseigne l'anglais, un poste de professeur de mathématiques est vacant à quelques jours de la rentrée scolaire. Cette information d'apparence anodine télescopait en un éclair le brouillamini des pensées obscures et engluées d'incertitudes en cette fin d'été : un certificat de maîtrise à repasser, un état de réplétion intellectuelle démotivant, la difficulté matérielle récurrente de la vie étudiante, une perspective de poursuite d'études indéfinie dans son lieu, son contenu et ses modalités. L'idée d'une année de trêve dans ce cursus de formation devenu insupportable éclosait à cet instant précis. Se détacher momentanément de l'état de crispation générée par les circonstances défavorables actuelles permettrait un temps de recul favorable à une vision de l'avenir plus sereine. De plus, le cumul de salaire d'une année de travail assurerait la reprise des études avec plus de confort et d'aisance. Dès le lendemain, un contact s'établissait avec la responsable de ce Collège d'Enseignement Secondaire (CES), terminologie à l'usage à l'époque.

 

La loge des bois, le CES de Senonches, petite bourgade du nord-ouest du département d'Eure-et-Loir distante d'une centaine de kilomètres de la Capitale, possédait un internat féminin de faible capacité. Cette double caractéristique et sa situation géographique lui conféraient un statut particulièrement intéressant et recherché : l'hébergement de collégiennes de la région parisienne en difficultés familiales et/ou en rupture scolaire. En limite de la vaste forêt domaniale, il occupait le rez-de-chaussée d'une belle maison bourgeoise en pierres. Les enseignements se réalisaient dans des bâtiments légèrement à l'écart, certains préfabriqués, un gymnase et un plateau sportif extérieur. C'est sur le perron de cette bâtisse que se réunissaient la vingtaine de professeurs au début de chaque demi-journée et lors des récréations.

 

La principale de ce CES, Sylviane J., elle-même enseignante de cette matière, avait accueilli avec un enthousiasme non feint cette recrue à la formation solide dans la discipline. En effet, son équipe pédagogique comportait essentiellement des Professeurs d'Enseignement Général de Collège (PEGC) pour les agents titulaires et des instituteurs remplaçants faisant fonction. La plupart de ces derniers avaient intégré l'Education Nationale dès l'obtention du baccalauréat ; certains possédaient le diplôme depuis la dernière session, en juin précédent. Un quart de siècle après la fin de la deuxième guerre mondiale, la forte démographie française gonflait les effectifs des enfants scolarisés. Pour endiguer cet afflux d'élèves, un recrutement massif d'enseignants s'imposait à tous les niveaux de l'Education Nationale, de l'enseignement primaire à l'université. Le corps des PEGC répondait à ce mouvement, d'une part par une formation universitaire spécifique en deux ans, et d'autre part en aspirant une partie non négligeable de la cohorte des instituteurs. Pour pallier le départ de ces derniers des écoles communales, des renforts de jeunes bacheliers compensaient l'insuffisance du nombre de sortants des écoles normales primaires. Alors que les normaliens avaient reçu une initiation pédagogique en plus de la formation générale, ces maîtres suppléants se formaient sur le tas, dans leur classe. 

 

Le service proposé correspondait à un emploi d'instituteur remplaçant sur un poste de PEGC en mathématiques et sciences physiques, en l'occurrence technologie. Quelques heures d'éducation physique et sportive complétaient les vingt heures hebdomadaires dues. Ancien instituteur promu en toute logique PEGC, le collègue de mathématiques Jean M. avait proposé spontanément la préparation conjointe des activités d'apprentissage et de leur évaluation pour la semaine dans les niveaux communs. Ce travail en équipe aboutissait à la réalisation de fiches destinées à la mise en action individuelle des élèves. Ce véritable compagnonnage constituait une béquille méthodologique essentielle et une aide concrète précieuse sur le plan pédagogique. Aussi la venue dans la classe du conseiller pédagogique, féru de la pédagogie Freinet, se soldait par des ajustements pratiques mineurs sur la gestion des cours. Pour parfaire la formation des futurs maîtres, l'inspecteur de l'Education Nationale du secteur animait des conférences pédagogiques mensuelles un jeudi après-midi. Au programme de ces séances figuraient la critique de leurs travaux écrits, éventuellement produits, et la présentation magistrale et théorique du discours officiel sur les vérités didactiques du moment. Ces contraintes institutionnelles rébarbatives, heureusement peu fréquentes, polluaient l'enthousiasme du vécu quotidien, stimulé en permanence. Le passé souvent difficile des élèves exilées de leur milieu d'origine leur avait forgé un caractère fort, enclin à une rébellion latente prête à exploser. Cependant, des progrès cognitifs ou comportementaux, même minimes, influaient positivement sur l'évolution de leur construction personnelle et de leur attitude. Ces modestes avancées rendaient attachantes ces âmes meurtries et sensibles, et procuraient le sentiment d'utilité au sein de cette communauté restreinte du pensionnat senonchois, plus largement dans la société.

 

En ce début de la septième décade du vingtième siècle, une révolution perturbait l'enseignement des mathématiques, principalement au niveau primaire. Par son formalisme immanent, cette discipline n'avait pas échappé à la mouvance du structuralisme qui avait envahi maints domaines de la pensée et de la recherche. Son caractère universel apparaissait dans la théorie des ensembles vulgarisée au sein de la société par l'expression « mathématiques modernes ». Cette approche nouvelle heurtait la conception traditionnelle basée, depuis la nuit des temps, sur l'arithmétique et la géométrie. Aussi, l'institution profitait des compétences opportunes pour organiser quelques séances d'initiation et de familiarisation à ces notions novatrices pour la gent enseignante locale du primaire.

 

Pendant les périodes extra-scolaires et pour assouvir leur besoin naturel de contact et canaliser leur énergie débordante, ces jeunes pédagogues pratiquaient des sports collectifs mixtes, principalement le volley-ball. Les relations humaines conviviales se prolongeaient lors des repas pris au réfectoire de l'internat. Parfois, voire souvent, José B., sous un prétexte illusoire, suggérait aux Alain B. et C. un détour, avant le dîner, vers l'appartement du premier étage qu'ils occupaient avec Léa et leurs jumelles. Quelques gorgées de pastis favorisaient les échanges joviaux, le jaillissement des bons mots et la diffusion des petits potins du microcosme pédago-senonchois. Quelques fois, une invitation immergeait dans la culture culinaire bretonne traditionnelle : d'un tour de main expérimenté, inné peut-être, dans le maniement de la raclette, Léa préparait de savoureuses galettes ruisselantes de bon beurre breton ; l'envoûtement des palais et le ravissement des papilles linguales sublimaient l'atmosphère conviviale de la soirée. Dans le logement voisin, Christian H. déployait le tapis vert pour la quasi hebdomadaire partie de bridge en compagnie de Marcel J. et Daniel L. Formées au hasard, par tirage de cartes, les deux paires s'affrontaient pendant quatre heures d'une concentration soutenue. L'activité cérébrale intense de ces réunions, en même temps sérieuses et ludiques, se déroulaient dans un climat courtois de saine tension.

 
A la suite du refus de la création de la deuxième année de maîtrise de mathématiques à la faculté du Mans, l'achèvement de ce cursus obligeait à un changement d'université. Le choix de l'émigration se portait naturellement sur Orléans-La Source, la ville hébergeant le rectorat de l'académie, mais située à plus de deux heures du CES. Cet éloignement conséquent, l'ambiance confortable et rassurante sur le plan professionnel, la vie sociale agréable, variée et dense, la satisfaction d'une aisance matérielle annihilaient toutes velléités de poursuite des études... Par ailleurs, Sylviane J. suggérait, pour l'année scolaire suivante, un demi-poste de certifié en mathématiques complété par des heures supplémentaires. Cette proposition condamnait assurément la continuité du cycle universitaire et orientait de manière définitive la voie professionnelle vers l'enseignement.
 

Pour accompagner Yolande dans sa formation, un poste de maître auxiliaire de mathématiques était sollicité dans l'académie de Lyon. Sans réponse de l'institution après la rentrée scolaire, une incursion dans les couloirs du rectorat était programmée. En quelques minutes, le temps de repérer le service idoine, de toquer à la bonne porte, de présenter le motif de son intervention, une nomination était obtenue : le CES de Saint-Priest situé dans une banlieue ouvrière au sud-est de la capitale régionale. En raison de sa situation géographique en zone urbaine, il n'offrait pas un accueil aussi avenant que celui connu les deux années précédentes : il n'était qu'un lieu de travail, sans échanges affables entre collègues. A la demande du principal du CES ou de son propre chef, l'inspectrice pédagogique régionale, mademoiselle L., ne tardait pas à s'évader du confinement de son bureau pour justifier une partie de sa fonction : assister à une heure de cours dans une classe, rechercher des points négatifs, rédiger un rapport stérile de critiques forcément fondées... Pour accentuer le malaise de la vie lyonnaise peu amène, aucun salaire ne fut perçu les trois premiers mois d'activité. Le service comptable ne pouvait engager la régularisation de cet agent transfuge sans la possession du certificat de cessation de paiement de l'ancienne académie. Encore fallait-il que ce document crucial soit demandé ! Les premiers émoluments, un pactole substantiel, étaient versés à la fin du mois de février, après plus d'une demi-année de service... Le souci de stabiliser la situation professionnelle imposait l'obtention du diplôme nécessaire : le Certificat d'Aptitude au Professorat de l'Enseignement du Second degré (CAPES). Avec l'inscription au Centre National d'Enseignement à Distance (CNED), commençait la difficile préparation à cette qualification convoitée depuis peu. 

 

Le retour dans l'académie d'Orléans s'est effectué au CES Les Marchebeaux de Dreux. Le poste correspondait à un groupement d'heures, principalement en mathématiques et quelques unes en technologie dans une quatrième pratique. Les élèves de cette section à faible effectif se destinaient à l'apprentissage dès leur seizième année. Cette orientation ne résultait généralement pas de leur choix propre, mais de la conséquence de leur difficulté de suivre la scolarité classique. La gestion de cette classe se résumait à quelques règles à respecter en permanence : variété et durée limitée des activités, occupation manuelle captivante, étude de phénomènes simples et concrets, rapport de force permanent, parfois physique... La mise à niveau des connaissances indispensables pour affronter le concours de titularisation se poursuivait dans les mêmes conditions. Le CNED proposait régulièrement la résolution de problèmes suivant un cycle établi. Cette démarche de recherche demandait un travail conséquent d'actualisation des acquis. Car les certificats de maîtrise renfermaient des contenus très pointus dans leur domaine alors que le programme du concours englobait un éventail plus vaste de notions plus généralistes. L'échec à l'écrit sanctionnait le premier passage de ce sésame pour l'enseignement du second degré.