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En pénétrant dans l'enceinte du lycée Blaise Diagne, deux sentiments impressionnaient les jeunes pédagogues expatriés : immensité et uniformité. D'une part, l'étendue de son implantation paraissait démesurée : de ce vaste espace, souvent ensablé, émergeait ça et là les îlots de bâtiments de salles de cours épars, distants et identiques. D'autre part, entre ces immeubles, la foule compacte des quatre mille élèves avec des visages tous similaires donnait l'illusion d'une houle à la fois figée et dynamique ; dans les classes, sous une touffe noire et crépue, une soixantaine de têtes ébènes, luisantes et toutes semblables laissaient paraître deux billes blanches pointées vers le tableau. 

 

Sous toutes les latitudes, une règle tacite réglait l'attribution des services des personnels enseignants : les derniers arrivés bénéficiaient des classes délaissées par leurs collègues plus anciens. Cet établissement ne dérogeait pas à ce principe immuable. Les cours des sixièmes se déroulaient à l'opposé de l'entrée de l'établissement, à plusieurs dizaines de mètres du bâtiment administratif et de la salle des professeurs. Cette distance exigeait une durée de plusieurs minutes pour rejoindre les collégiens sagement alignés devant leur salle. Le calme se poursuivait et un relatif silence régnait pendant l'énoncé de la rituelle litanie des identités, parfois redondantes, énumérées pour le pointage des présents. Ensuite, une relative sérénité perdurait pendant le déroulé des leçons. Malgré la forte promiscuité que la densité humaine générait, une atmosphère studieuse prédominait. Ces jeunes connaissaient les difficultés liées à leur inscription à l'école primaire et fréquemment rencontrées par leur famille. Elle devait souvent consentir à des efforts considérables, voire des sacrifices parfois, pour leur permettre cet accès au savoir, à la culture. Ils estimaient à sa vraie valeur la chance d'avoir bénéficié de ce premier cycle d'apprentissage scolaire.

 
Quel que soient le niveau de la scolarité, les élèves, dans l'ensemble, portaient une attention soutenue au déroulement des séances et montraient un certain intérêt aux différents contenus enseignés. Leur désir intense de réussite n'avait d'égal que leur volonté farouche et tenace de progrès. Même les mathématiques, matière à la réputation austère, bénéficiaient d'un accueil favorable pour une majorité. Cependant l'intrinsèque et extrême rigueur de cette discipline heurtait la culture africaine de tradition orale et sollicitait des efforts conséquents et parfois vains. Pour accentuer ces difficultés, le Sénégal de Léopold Sédar Senghor, dans son souhait de participer à l'aventure structuraliste, incluait dans ses programmes une dose de "maths modernes". Un manuel spécifique conçu et édité localement avec des situations issues du contexte sénégalais tentait une approche adaptée et pragmatique. Mais le concept, plus encore ici qu'en France, demeurait étranger à l'entendement culturel autochtone traditionnel. De plus  ces valeureux lycéens étudiaient dans des conditions matérielles difficiles, peu favorables. Deux stylos bic, un bleu et un rouge, servaient à transcrire sur un cahier d'écolier quadrillé à petit format toutes les informations fournies : textes, croquis, figures géométriques... Ils ne disposaient d'aucun support, livre ou ressource documentaire, extérieur à la classe ; les cours constituaient le seul véhicule des connaissances scolaires. L'élaboration de polycopiés par les enseignants aurait efficacement pallié cette carence. D'une part, l'usage de ces documents aurait facilité leur pratique didactique et octroyé davantage de temps aux échanges, toujours utiles et fructueux. D'autre part, les élèves auraient possédé une trace écrite fiable, cohérente avec la teneur des cours et essentielle pour leur travail personnel hors lycée. Mais le préposé à la reproduction était inflexible dans l'exécution de sa mission : préparer des liasses de sujets d'évaluation des acquis. Un autre handicap pénalisait ces élèves méritants : l'enseignement se réalisait en français, la langue officielle du pays. Mais le parler usuel au sein des foyers demeurait naturellement l'idiome de l'ethnie familiale, voire du ouolof, le langage vernaculaire. Dès lors, la démarche retenue la plus adaptée pour la transmission des connaissances consistait dans l'écriture structurée, méthodique, sur le tableau d'un maximum d'éléments pédagogiques. Malgré ces obstacles tangibles, l'opiniâtreté et l'obstination prévalaient dans l'attitude studieuse de ces lycéens volontaires et décuplaient à l'infini leur motivation. Enseigner dans de telles conditions procurait la satisfaction d'une réelle utilité et encourageait à s'investir avec un engagement accru. Ainsi Jean-Michel D., collègue PEGC, proposait des sessions d'enseignement en doublette : un enseignant dirigeait la classe pendant que l'autre, en dehors de son service officiel, accompagnait de manière individualisée, personnelle, les apprenants qui sollicitaient son aide. Cette coopération insolite constituait une expérience profitable pour chacun des différents acteurs de la situation.
 

Avec l'objectif d'une saine émulation, d'un entrainement mutuel, Jean-Michel avait suggéré la préparation en commun du CAPES (Certificat d'Aptitude au Professorat d'Enseignement du Second degré). Ainsi durant un après-midi de disponibilité commune dans la semaine, la table de son jardin arboré devenait le théâtre opérationnel d'activités mathématiques diverses et soutenues. Une part de ces temps d'échanges revenait à la révision de certains théorèmes classiques, de leur démonstration aux conditions de leur mise en application. La recherche générée par la résolution conjointe de problèmes types favorisait la réminiscence d'acquis antérieurs, déjà anciens, réactivait des réflexes méthodologiques et ravivait des automatismes situationnels. Malgré la modestie de sa durée globale, cet investissement, finalement sérieux, s'est révélé efficace et se couronnait par un succès relatif : l'admissibilité à l'oral après l'écrit. La seconde partie du concours se déroulait dans la capitale française et se concluait par un échec. Sans préparation spécifique à ce genre d'épreuve, l'option choisie pour la présentation du sujet tiré s'orientait vers une démarche didactique adaptée au niveau de la notion en question. A posteriori, il semble que le jury attendait la démonstration formelle, hors programme du secondaire, du concept sous-jacent. En réalité, l'objectif de cette sélection demeurait purement théorique, et non pédagogique. Lors de l'entretien consécutif à la prestation, les examinateurs cherchaient à déstabiliser le candidat par des questions pointues et tatillonnes...

Responsable local du Syndicat National des Collèges (SNC), Jean-Michel maîtrisait toutes les informations utiles concernant, entre autres, la carrière des enseignants. Connaissant le cursus universitaire et le parcours professionnel déjà effectué, il suggérait la demande d'intégration dans le corps des adjoints d'enseignement. Les modalités requises pour la constitution du dossier comportaient, en plus du niveau d'étude, essentiellement la justification des nominations antérieures en qualité d'auxiliaire. Un classement des candidats s'opérait par rapport au nombre d'années d'enseignement réalisées. Le ministère de l'Education nationale définissait la quantité de postes à promouvoir chaque année. Du bon côté du seuil promulgué, l'intégration dans ce corps était automatiquement notifiée au candidat, sans évaluation des compétences humaines et pédagogiques... Après un an de titularisation dans ce grade, une communication du ministère de l'Education signalait l'admission au bénéfice du stage pouvant conduire à la titularisation dans le corps des certifiés. Le contexte particulier lié au détachement au Sénégal obligeait à sa mise en place de manière inhabituelle. Sous la tutelle de deux professeurs titulaires, il s'organisait sur une période de trois semaines en début d'année scolaire française et avant la rentrée sénégalaise. Cette session exceptionnellement brève de préparation à cette épreuve pratique du CAPES se terminait par l'examen des aptitudes pédagogiques en deux séances d'une heure chacune : la réalisation d'une leçon dans une classe de collège et la présentation du corrigé d'un devoir réalisé par des élèves de terminale section E (mathématiques et technique). Bien que défavorable à cette forme de promotion, l'inspecteur général en charge de cette mission, estimait le sérieux, l'efficacité et la valeur de l'investissement réalisé, appréciait la qualité de la prestation produite et, en conséquence, validait cette titularisation.