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En ces temps antérieurs à "Mai 68", le système éducatif ronronnait dans la méritocratie vivement louée. La moyenne des notes, support de l'évaluation du niveau individuel de chaque élève, générait un classement qui engendrait à son tour des fonctions, des obligations, au sein de la section. Le premier était gratifié de la noble tâche de représentation de ses camarades auprès des instances officielles, il était désigné délégué de la classe. La lourde et fastidieuse charge de la gestion des cahiers d'appel et de texte était confiée au second. L'objet initial de sa mission consistait en leur transport et leur présentation au professeur à chaque changement. Mais, il lui était parfois imposé de mentionner lui-même les quelques lignes relatant le contenu de la séance et précisant les travaux personnels à réaliser pour sa mise en application. Évidemment, cette besogne ne devait pas être effectuée pendant le cours... Ces activités constituaient de bonnes raisons pour convoiter cette place d'honneur !
 
La voie technique recrutait rarement chez les poètes et les artistes, à l'exception de quelques musiciens, mais plutôt chez les adeptes du matérialisme, du concret. La population lycéenne de ces établissements scolaires se composait essentiellement de garçons, seules deux ou trois filles se sont mêlées à cette foule masculine pendant les trois années. Les élèves engagés dans cette orientation montraient peu d'attrait pour les matières littéraires, ils accordaient plus d'importance aux disciplines scientifiques et technologiques. D'ailleurs, le temps d'apprentissage dévolu à chaque groupe était déséquilibré, nettement plus favorable à ces dernières. Les sciences de la Nature, la biologie entre autres, avaient disparu de ce cursus, principalement dirigé vers la technologie. Toutefois, les contenus des cours scientifiques (mathématiques et physique-chimie) étaient sensiblement les mêmes, et avec des horaires identiques, que ceux de la section noble "math élem". L'arythmétique cédait sa place à la géométrie descriptive, plus proche du dessin technique, mais plus ardu aussi...
 
Dans les cours non estimés a priori, des professeurs déversaient leur savoir sans se préoccuper de sa réception. Lagarde&MichardD'autres tentaient de rendre réceptive et attentive cette assistance pas vraiment hostile mais souvent nettement indifférente. Ainsi, Laurence présentait les auteurs du programme de français de première avec beaucoup de conviction, de charisme, d'enthousiasme, de passion mais sans effusion inappropriée et inopportune. Les textes des Lagarde et Michard étaient expliqués, commentés, illustrés de manière claire, concise voire imagée. L'étude de ces œuvres majeures, mémorables, de l'Emile de Rousseau à Candide de Voltaire en passant par les Fleurs du mal de Beaudelaire entre autres, bénéficiait d'une attention particulière lors de leur présentation et de leur approfondissement. La qualité et la force de leur teneur ont participé à la construction d'un socle humaniste solide de ces adolescents. 
 
Certains enseignants montraient une implication moindre, ils pratiquaient une pédagogie à bas coût, très économe en énergie. Cette désinvolture professionnelle présentait, de manière indirecte, une contrepartie formatrice positive : elle obligeait à une importante implication personnelle et favorisait l'augmentation de l'autonomie des élèves. Par exemple, en physique-chimie en seconde, les séances se résumaient à quelques manipulations élémentaires et pas toujours concluantes. Elles s'accompagnaient de commentaires succincts et d'explications sommaires qui fournissaient un vague aperçu de la notion. Il était demandé ensuite de résumer le chapitre correspondant du manuel scolaire...
 
Incontestablement, le professeur d'histoire-géographie de terminale, surnommé Dodor, personnifiait la plus grande imposture pédagogique vécue. Après une période d'activités au sein du ministère des affaires étrangères sous la Quatrième République, il réintégrait son corps d'origine, le ministère de l'éducation nationale. Peut-être avait-il montré des aptitudes et une vocation de pédagogue compétent et sérieux en d'autres temps, au début de sa carrière ! Mais manifestement, son éviction du champ politique avec l'avènement de la Cinquième République l'avait rendu quelque peu aigri, assurément désabusé... Dès son entrée en classe, il se dirigeait vers la chaise derrière le bureau magistral et s'asseyait pour la durée de la séance. A la lecture de son carnet de notes, il désignait un élève, généralement l'un de ceux n'ayant pas réussi l'interrogation écrite précédente. Celui-ci présentait son cahier et attendait debout sur l'estrade devant le tableau. Dodor posait une question sur la dernière leçon. Si la réponse n'était pas immédiate, le malheureux interrogé subissait un déchaînement verbal dont il s'extirpait difficilement et qui se concluait par une note catastrophique. Il risquait en plus la réitération de cette situation une des prochaines fois. Au contraire, à la suite d'une réaction rapide de quelques mots appropriés, Dodor s'envolait dans ses délires habituels souvent sans rapport direct avec le présent. Par exemple, en levant le bras droit légèrement incliné vers le haut, il déclamait : "Hitler, ce chien qui pisse le long des cathédrales !". A d'autres moments, il prononçait : "Je suis parti à la guerre avec toutes mes illusions, j'en suis revenu avec trois doigts de pieds en moins" ; à ses dires, un éclat d'obus lui avait sectionné trois orteils. Il pouvait aussi glisser de manière impromptue : "Quand Marie-Chantaaal n'a pas de pain, elle mange de la brioche !" Mais l'apogée de son détachement, voire de son dédain, résidait dans cette séquence : lorsqu'il entonnait "quand trois poules vont au champ...", la quarantaine de grands gaillards à la voix grave reprenait en un chœur scandé : "la première va devant, la deuxième suit la première et la troisième va la dernière." Parfois, il lui arrivait de lire des passages de documents "de très bonne qualité", disait-il. Il s'agissait d'ouvrages scolaires pour le premier degré sur lesquels figurait son nom, comme coauteur ou simplement cosignataire... Après ce florilège d'inepties, à la sonnerie de fin de cours, il indiquait le chapitre du livre, en précisant ses pages, à résumer et à apprendre pour l'heure suivante.
 
La formation mathématique profitait, heureusement, d'une meilleure attitude, plus généreuse, volontaire et responsable. En seconde, monsieur N, récemment sorti de l'université, commençait l'année en assommant les élèves par une initiation à la "théorie des ensembles", base des originales et polémiques "mathématiques modernes". Un grand écart s'opérait entre ces notions nouvelles, insolites et le classicisme du "théorème de Pythagore" ou autres "résolution de systèmes de deux équations à deux inconnues" ! Après cette introduction surprenante et déconcertante, les domaines usuels, expérimentés, réapparaissaient, agrémentés d'approfondissements et d'évolutions logiques et naturelles. Il mettait beaucoup d'application et de rigueur au remplissage de son tableau dans un souci de clarté et en apportant les justifications adéquates. Le bon dosage entre apports didactiques et travail personnel se révélait très productif. Monsieur R, légèrement ressemblant à Baudelaire, déroulait le programme de première d'une façon très traditionnelle et dans un enthousiasme nettement moins marqué, avec, cependant, un minimum de conscience professionnelle. Ses pensées divaguaient fréquemment vers sa future fonction, plus administrative que pédagogique. Il allait devenir le censeur, le directeur des études, de l'établissement à la rentrée suivante. Aussi, il demandait souvent aux élèves toutes sortes de précisions sur leurs connaissances et leur vécu de ce qu'il allait devoir gérer ultérieurement... L'enseignement des neuf heures hebdomadaires de terminale s'étalait sur l'année scolaire dans une progression logique et respectait la répartition bipolaire habituelle : analyse et géométrie. Les séances, souvent de deux heures consécutives, s'écoulaient dans un climat serein, à un rythme soutenu mais raisonnable. Monsieur Y, dont la passion du métier exsudait de tous ses pores, exposait ses cours avec l'aisance, l'assurance et la détermination d'un maître de talent. Il présentait les acquisitions souhaitées en suivant un développement subtil à la fois progressif et direct, par des explications idoines et concises mais suffisantes et dans un flux verbal authentique et harmonieux. Toute question ou remarque en provenance de l'auditoire recueillait une attention particulière et recevait la réponse, l'éclaircissement attendus, parfois assortis de commentaires supplémentaires bénéfiques. Généralement, des exercices d'utilisation des acquis du jour dans des situations concrètes étaient proposés pour la fois suivante. Une activité de recherche personnelle était organisée chaque jeudi pendant la durée de l'après-midi, de quatorze à dix-huit heures. Elle permettait un entraînement soutenu à une épreuve représentative de l'examen et un travail de synthèse et de réinvestissement des connaissances accumulées. Quatre jours plus tard, le lundi suivant à huit heures, il effectuait la correction commentée de ce devoir et les trois douzaines de copies corrigées et annotées étaient remises à leur auteur...