Bandeau.

Monsieur C. remplissait finalement sa mission après plusieurs semaines d'aller-retour à son bureau. Le logement se situait au troisième et dernier étage d'un petit immeuble du début de la rue Carnot, à quelques centaines de mètres de la corniche. L'appartement, assez spacieux, ne comportait qu'une seule pièce à vivre. Cependant une porte-fenêtre accédait à une longue et large terrasse qui le rendait attrayant en apparence. Car les fréquents et intenses alizés de la saison sèche rendaient son utilisation régulière difficile. Le rez-de-chaussée abritait une entreprise de vente et de pose de revêtements muraux. Un couloir séparait le magasin d'exposition précédé des bureaux et l'espace découvert qui menait à l'entrepôt. Ce passage se prolongeait d'un escalier carrelé qui montait aux niveaux supérieurs et desservait les habitations. 

 

Entre cette entrée et le portail métallique de la cour du commerce, le gardien de cet établissement se postait sur un banc qu'il installait sur le trottoir pour remplir sa mission de surveillance diurne. Le siège, de conception très basique, possédait une surface horizontale vitrifiée, d'une brillance presque parfaite. Ce travail de lustrage impeccable résultait de l'action, inlassablement répétée pendant des heures et des heures, de postérieurs animés de faibles mouvements aléatoires et fréquents.

 

Souvent une sénégalaise d'un âge avancé et au teint clair accompagnait le vigile dans cette délicate activité quotidienne. Habitant la concession de l'autre bord de la rue qu'elle traversait, elle prenait place à ses côtés de longues minutes. Cette femme à l'allure majestueuse dans son boubou chamarré au turban assorti inspirait respect et considération. Rapidement, un  sourire spontané et complaisant traduisait une complicité franche et sincère : le simple « bonjour » des premiers instants se muait en « Bonjour Mamma ! », puis évoluait en « Bonjour Mamma ! Salam Aleykoum ! » suivi de « Nangadef ! »  ou de « Aleykoum salam ! Mangui fi rek ! », la réponse. Bientôt s'ajoutait un contact charnel sous forme d'une poignée de main à la sénégalaise : d'une bonne ampleur, le mouvement se terminait par un claquement paume contre paume en serrant légèrement, mais sans marquer la pression par un léger aller-retour vertical. Cependant, un midi, de retour du lycée, elle maintenait le serrement avec son autre main en prononçant ces mots : « Tu n'es pas un bon blanc ! »  Quelle surprise ! « Ah, Mamma, et pourquoi ? ». Elle poursuivait son argumentation avec le même ton posé : «  Tu n'as personne chez toi.  ». Cette assertion assommait avec une brutalité inouïe, paralysait le corps dans sa totalité et laissait sans voix. Les deux répliques possibles ne pouvaient être entendues. D'une part, la solde d'un VSNA permettait difficilement l'entretien d'un couple, encore moins d'une tierce personne. Or, une telle proposition ne se concevait pas pour les autochtones : un toubab vivait forcément dans l'aisance. D'autre part, évoquer le concept de domesticité, de subordination, ne pouvait se justifier. Car il importait pour les familles locales modestes d'acquérir un apport de revenus pour leur quotidienneté. Ce qui apparaissait ailleurs comme une attitude de soumission brute de l'indigène au colon se révélait ici comme un moyen d'évolution sociale. 

 

Ainsi, selon la situation occupée, deux aspects de l'existence se juxtaposaient, s'opposaient : d'un côté, la préoccupation matérielle, immédiate, presque vitale et, de l'autre, la représentation intellectuelle noble et séduisante d'égalité entre les humains. Une différence fondamentale de culture, de vision de mondes distincts, de conception de la vie éclatait avec acuité et force. Elle imprégnait de manière indélébile cette notion de relativité de la perception et de l'interprétation des faits et des idées selon l'approche adoptée : chacun fécondait sa propre vérité à partir de son vécu, en lien étroit avec ses origines filiales et géographiques, et de son ressenti façonné par sa culture.