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L'étude spécifique, approfondie, des mathématiques dans l'enseignement supérieur s'effectuait dans le premier cycle de l'université pendant deux ans. Il préparait à un diplôme d'études universitaires générales (DEUG), plus précisément à un diplôme universitaire d'études scientifiques section "Mathématiques et physique". Cette discipline principale absorbait un peu plus de soixante pour cent de la vingtaine d'heures de cours hebdomadaires en première année (MP1). En seconde année (MP2), de la mécanique s'ajoutait, pour presque un cinquième du temps, à ces deux matières qui se répartissaient alors respectivement en cinquante et trente pour cent. C'est à partir du second cycle de cette maîtrise de recherche que les mathématiques représentaient l'exclusivité de la formation, avec deux certificats spécifiques (pour la première année seulement) : la topologie (C1) et les théories de la mesure et des distributions (C2). D'une manière générale, cet enseignement universitaire paraissait très théorique, sans ancrage direct, évoqué, sur la réalité. Certes, chaque étudiant, dans l'objectif de sa formation personnelle, était présumé apte à créer ses propres images mentales des notions abordées, étape quasi indispensable à leur appropriation. Mais l'évocation des leurs par les formateurs lors de leur présentation aux béotiens de l'amphithéâtre aurait pu leur servir d'aide, de tremplin à ces constructions individuelles, principalement dans cette discipline emblématique de l'abstraction...
 
La physique, étude des phénomènes physiques naturels, était transmise par Monsieur L. Ce maître de conférences méritait certainement la seconde partie de son titre d'enseignant-chercheur. Cette qualité devait lui fournir notoriété et reconnaissance dans un certain nombre de domaines qu'il avait fait évoluer et dont les compétences étaient avérées. Mais la première fonction de cette désignation semblait contrainte, purement alimentaire, une nécessaire obligation. Dans une complète indifférence envers son auditoire, il pénétrait dans l'amphithéâtre avec un petit classeur d'écolier de format A5. Il l'ouvrait à l'endroit repéré et en détachait une à une, au fur et à mesure de ses besoins, les feuilles jaunies. Puis il lisait d'un ton monocorde le contenu de la page tenue à la main gauche. Simultanément, de l'autre, il blanchissait le tableau noir sans se soucier des étudiants assis dans les gradins... Une majeure partie était consacrée à l'étude de l'électricité : la relation classique entre la tension et l'intensité électriques associée à la notion de conductance, le courant électrique (déplacement de charges dans des conducteurs), les propriétés des semi-conducteurs... Dans le prolongement de ce concept, l'électromagnétisme occupait une part aussi importante par son contenu et son volume, notamment la dualité électricité/magnétisme avec sa double utilisation de transformation (moteur électrique) et de production d'énergie (centrale électrique hydraulique ou éolienne par exemples), les ondes électromagnétiques (radio et lumière)... La mécanique vibratoire conduisait à l'optique mécanique et ondulatoire (diffraction, réfraction, longueur d'onde...) et à l'acoustique en association avec la mécanique des fluides. La thermodynamique apportait son lot de règles fondamentales et souvent élémentaires : le rapport entre pression, volume et température, les principes de conservation, d'entropie... Une légère approche de la mécanique quantique (interaction des particules élémentaires...) et de la surprenante théorie de la relativité (avec sa fameuse formule E = mc2) complétait l'étude théorique, mathématique, de ces manifestations du réel, du palpable ou censé l'être.
 
La mécanique, enseignée par Monsieur B, présentait un aspect plus prosaïque, plus concret. Son approche était guidée par des principes simples, rudimentaires. En mécanique statique, la notion d'équilibre concomitante de celle d'action-réaction se retrouvait, par exemple, dans des problèmes de frottement sur un plan incliné, de recherche de la limite de la stabilité... D'autre part, en cinématique, la décomposition des mouvements selon différents repères appropriés permettait leur étude de manière analytique et relative, ce qui réduisait sa complexité. Ainsi, le déplacement d'un usager d'un train pouvait être analysé à partir du véhicule ou d'une gare... Le trajet d'une crêpe lancée d'une poêle, se pliant en deux suivant un axe diamétral à son apogée, se ré-ouvrant dans la chute vers l'ustensile de lancer voyait son examen en plusieurs étapes : sortie de l'instrument avec une vitesse de départ impulsée par le bras du cuisinier, fin de l'ascension (vitesse nulle) et pliage, descente avec ouverture sous l'action de la gravité universelle... D'autres concepts basiques constituaient des sujets d'approfondissement et de mise en application d'apports mathématiques : les relations entre trajectoire, vitesse et accélération lors de mouvements rectilignes ou circulaires ; l'énergie cinétique proportionnelle au carré de la vitesse ; la quantité de mouvement (proportionnelle à la masse et à la vitesse) et sa conservation (avec libération d'énergie en cas de choc) ; les liens entre force, travail, énergie et puissance en association avec différents types d'inertie (moment)...
 
Les mathématiques conservaient leur ancestrale et classique bipolarité dans les deux années du premier cycle : d'un côté, une branche plus traditionnelle, l'algèbre, et, de l'autre, une tendance plus "moderne", récente, l'analyse. La vision séculaire se caractérisait par une apparence stricte et rigoureuse, pouvant confiner parfois à l'austérité. Cependant, elle occasionnait la capacité de procurer à ses praticiens une réelle satisfaction d'un caractère ludique bien marqué : en leur permettant un progrès d'un état initial à un autre, l'utilisation, le maniement de "règles du jeu" procuraient gratifications et encouragements. Le penchant plus actuel, a priori artificiel, provoquait autant de surprise, de découverte que de volonté de s'inscrire dans ce mouvement progressiste, plus contemporain et ouvert.
 
Le domaine algébrique du programme était dévolu à Michel qui, pour traverser la cité mancelle de son domicile au campus, chevauchait très souvent sa Mobilette bleue.mobylette bleue avec ses sandales nu-pieds, tous orteils à l'air ! Aucune connotation péjorative dans cette évocation, bien au contraire : ces signes extérieurs de mode de vie, sobres et naturels, montraient combien le personnage était d'une grande simplicité, détaché du matériel. Conjointement à cette pondération matérielle, il manifestait une immense affabilité envers tout interlocuteur, en particulier ses étudiants. Lors de sa première apparition dans l'amphithéâtre, il suggérait aux étudiants une série de propositions (assertions ou questions) d'aspect anodin, à l'énoncé simple, parfois primaire. Après un temps de réflexion nécessitant une gymnastique intellectuelle basée sur des raisonnements principalement déductifs, un échange s'engageait sur les réactions ou les réponses qu'elles induisaient. Une majorité des apprentis mathématiciens avait souvent une évaluation erronée de la situation... « Ça commence bien ! Où s'est-on engagé ? » La nécessité d'une codification stricte de la démarche argumentaire, de la déduction, apparaissait au terme de ce petit test ! Aussi, cet axe de la formation commençait par un cours de logique mathématique (logique formelle) : précision de la syntaxe et quantificateurs, calcul propositionnel et algèbre booléenne... La logique figurait alors comme un système complet et autonome avec ses principes de base, les axiomes, et ses règles de fonctionnement, les théorèmes. Suivait ensuite la remarquable "théorie des ensembles", continuation et aboutissement mathématique du mouvement intellectuel majeur du vingtième siècle : le structuralisme. Cette conception insolite s'était vulgarisée à la fin de cette période en intégrant le système éducatif sous la dénomination "mathématiques modernes" : une grande partie des collégiens et lycéens (et leurs parents) avaient appréhendé, et subi, cette vision formaliste, artificielle en apparence, durant leur scolarité. Mais pour un initié, même novice, ce concept d'universalité, de globalité, d'harmonie suscitait un enthousiasme évident, naturel. Cette doctrine se prolongeait naturellement par l'approche des structures : groupe, espace vectoriel (vision structurelle de la géométrie "classique")... Ce parcours s'achevait par l'étude des morphismes, liaisons et interactions qui pouvaient s'opérer, évoluer et interférer entre elles : mise en évidence d'analogies, extrapolation, adaptation de propriétés...
 
Hervé, jeune et brillant docteur, avait en charge l'enseignement de l'analyse. Cet enthousiaste maître de conférences, un tantinet dandy et légèrement illuminé, foisonnait d'idées en tous genres. Il pouvait, assez naturellement, rencontrer le préfet dans une chemise rose cravatée d'un imposant nœud papillon chamarré, et revêtu d'un pantalon bleu foncé et d'une veste vert pastel... Évidemment, ses cours reflétaient son image : apparence fantaisiste, dilettante, mais masquant une culture mathématique solide et exceptionnelle. Son envie viscérale de la partager, de la montrer vivante et spontanée l'emportait parfois loin de son public, alors pétrifié. Généralement les deux ou trois livres, aux pages repérées par un morceau de papier, qui l'accompagnaient n'étaient pas utilisés... Les rares séances qui nécessitaient leur recours les rendaient d'un embrouillamini indescriptible ! Cette branche de la discipline se caractérisait par un cheminement structuré des applications modernes des mathématiques qui évoluait de la définition axiomatique des nombres (axiomes de Péano) au calcul infinitésimal caractérisé par deux entités inverses et complémentaires : la différentiation et l'intégration. Ces notions fondamentales s'appuyaient sur celles, aussi essentielles, de limite en des valeurs précises ou infinies, et de continuité sur l'ensemble des nombres (dits réels en mathématiques). Cette approche se prolongeait par l'étude des statistiques dont l'objet était le traitement de données recueillies en grand nombre : moyenne, fréquence, corrélation, dispersion... Elle se poursuivait de manière naturelle par une initiation au calcul des probabilités : équiprobabilité, loi des grands nombres, variable aléatoire, espérance mathématique...
 
Le cours de topologie, enseigné par Jean, complétait la conception structuraliste ensembliste en l'appliquant au domaine de l'espace (dans le sens le plus large). L'objectif principal consistait en une formalisation des données spatiales dans la plus grande simplicité (axiomatique minimaliste) et la plus grande généralité, en vue d'applications aussi hétéroclites que possible. Bande-de-MoebiusSobre et globale, certes, mais l'extrême précision nuançait de manière fine les propriétés des espaces fermé (avec sa frontière) et ouvert (sans). L'idée, presque élémentaire, de voisinage facilitait l'étude du passage à la limite (chère aux mathématiciens) et de la continuité des différentes relations ou actions éventuelles entre les espaces topologiques. En complément de cette démarche purement abstraite, l'adjonction d'un système de mesure (distance, norme des espaces métriques) permettait la transposition dans un cadre numérique des problèmes ou situations de travail.
 
La théorie de la mesure était transmise par Jean-Louis, un individu de taille réduite, aux chaussures à talons et pointues avec une allure très volontariste et altière. Il "descendait" de la région parisienne le samedi pour ses trois heures de cours, une mi-temps en fin de matinée, l'autre en début d'après-midi. Il "débitait" son message sans hésitation et sans notes, la pipe à la main. Cette conception représentait un exemple net, flagrant, de l'ambigüité des mathématiques : une réalité primaire élémentaire formalisée avec une extrême rigueur et une abstraction excessive. Son objet était la généralisation de la notion d'intégration en vue, notamment, d'une application au calcul des probabilités. L'idée basique, énoncée de manière simpliste, consistait à associer une valeur numérique (positive) à une entité quelconque (ensemble, espace...) dès lors qu'une mesure était définie sur cet objet. Le "fin du fin", la quintessence du raffinement de la théorie, était l'introduction des ensembles négligeables (de mesure nulle) concomitamment au concept de "presque partout" ! Ainsi, une propriété pouvait être vérifiée sur un ensemble continu (infini) sauf peut-être sur un ensemble dénombrable (infini lui aussi) de valeurs ponctuelles... L'enseignement de cette première année de maîtrise s'achevait par la théorie des distributions, extension de la notion de fonction à des domaines non conventionnels rencontrés principalement en physique.
 
Malgré les efforts importants déployés, principalement par les enseignants très investis, et certainement en raison du faible effectif des étudiants, la seconde année de maîtrise n'était pas créée à la rentrée suivante dans ce jeune département de la faculté des sciences du Mans. L'inscription dans un nouvel établissement impliquait leur dispersion géographique d'où un éclatement du noyau restreint et privilégié qu'ils constituaient depuis trois ans. En l'occurrence, l'échec, en juin, de l'obtention du certificat C2 entraînait l'obligation de sa présentation à la session de septembre, avec une assurance de réussite non évidente a priori. A cette incertitude sur l'avenir proche, s'ajoutait un phénomène de saturation intellectuelle, une sorte d'état de surdose d'ingurgitation forcée, sans objectif clair et défini. En complément, le sentiment d'avoir atteint la limite des possibilités propres se juxtaposait à l'impression morose du moment. De plus, le malaise matériel récurrent et persistant amplifiait cet amalgame pernicieux. Aussi ce douloureux imbroglio se métamorphosait en un profond mal-être général, voire existentiel... Après les habituelles activités estivales propices à l'évasion cérébrale, à la remise à plat et au ressourcement des idées, l'opportunité de pallier temporairement la précarité de cette vie quotidienne devenue difficilement supportable ouvrait sur une issue impromptue. Ainsi, la formation initiale se terminait par une maîtrise de recherche avortée, transmuée par la suite en une équivalence de licence pour la nécessité professionnelle...