Bandeau.

Au début de la présence des enfants chez leurs grands parents à Villée, les parents leur rendaient visite une fois par an. Ce cycle annuel s'imposait de facto par les congés payés de Jean. De même, la période et la durée subissaient une exigence similaire dictée par les contraintes de l'activité professionnelle salariée. En effet, les puissants syndicats ouvriers des décennies précédentes avaient obtenu le paiement de jours de vacances accordés aux employés et rémunérés par l'entreprise. Mais c'est elle qui, en fonction d'exigences propres, conservait la maîtrise des dates des deux ou trois semaines réglementaires imposées par la loi à cette époque.

 

Le point de départ de l'expédition se situait, bien évidemment, au modeste appartement du Kremlin-Bicêtre probablement dès potron-minet. La veille, Berthe avait méticuleusement confectionné les bagages, en prenant soin d'y glisser des surprises parisiennes, marques palpables d'attention et d'affection. Ainsi, au réveil et en un laps de temps minime, l'un revêtait son costume tandis que l'autre enfilait son tailleur... Et déjà les foulées s'allongeaient à bonne cadence en direction des transports en commun, autobus ou métro. La traction verticale sur les bras provoquée par les lourdes valises générait une inertie pratiquement imperceptible sur l'avancement des deux vacanciers. En cet instant matinal, une seule pensée envahissait leur esprit : rejoindre la gare Montparnasse, commencement de la partie ferroviaire du trajet. Quelques dizaines de minutes après le coup de sifflet du chef de gare clamant ainsi le signal du départ du convoi, le train pénétrait déjà en gare de Chartres. Autorail.Surtout ne pas rater la correspondance en direction de Château-du-Loir et Saumur ! Dans un bruit caractéristique métronomique, l'autorail délaissait progressivement la Beauce plate et monotone. Il serpentait de bocage en bocage sur ses voies d'acier parallèles en évitant les collines du Perche. Une vingtaine d'arrêts plus tard, l'omnibus entrait en gare de Pont-de-Braye, fin du parcours sur rail.

 
Sur le quai, Constant attendait en compagnie de son cocher, Beaubrun. Ce sobriquet lui venait probablement de la précoce et totale calvitie que cachait sa large casquette. Selon les codes habituels d'échange de services, les deux hommes s'étaient entendus pour aller accueillir à la gare et ramener à Villée les parisiens en vacances. Carriole.Beaubrun, revêtu de ses "habits du dimanche" attelait le cheval à sa carriole des grands jours. Tout en parant l'animal de son équipement, il lui murmurait les motifs de cette sortie exceptionnelle. Dès lors, il se dégageait une immense fierté de ce couple : qui des deux B, de Beaubrun ou de Bijou, exhalait le plus de noblesse ? Quelques instants avant l'heure convenue, l'attelage quittait Le Haut Cornille et parcourait les quelques centaines de mètres jusqu'à Villée. Constant s'installait sur la charrette tandis qu'une franche et énergique poignée de main entre les deux hommes affirmait le lancement de l'opération. De sa voix de stentor, le charretier prononçait les mots idoines tout en agitant les rênes avec art... et l'animal s'élançait sur le chemin en hochant la tête au rythme de ses foulées. Le bruit de ses sabots ferrés sur les pierres laissaient échapper une mélodie cadencée si caractéristique du pas ou du trot équin. Le son devenait plus métallique au contact de la chaussée asphaltée aux abords de Sougé.
 

Dans la propriété de Villée, flottait une atmosphère inhabituelle imprégnée d'effervescence et de fébrilité frisant parfois l'agitation folle. Dans la maison, Ida s'affairait autour de la cuisinière où mijotait un menu de fête. Les enfants batifolaient dans la cour, jouaient à tout et à rien, couraient en tous sens sans but précis. Incapables de la moindre concentration, ils exacerbaient l'éveil de leur ouïe et leur regard oscillait fréquemment de leur activité du moment à l'apparition du chemin venant de Sougé. Ils connaissaient depuis plusieurs jours la teneur de l'événement qui se précisait de plus en plus en cette fin de matinée. Qu'attendaient-ils de cette actualité imminente ? L'arrivée de leurs parents ? Une manifestation différente d'affection, d'amour ? La rupture de la routine ? La survenue d'une sorte d'imprévu ? De l'indicible ?

 

Bientôt les sabots de Bijou au trot résonnaient à l'ouest. En effet, Beaubrun s'honorait, dans un orgueil légitime mais sans fatuité, que sa diligence justifie son nom... Assis à l'arrière du véhicule, les estivants, malgré leur teint blafard de citadins, exhibaient un visage épanoui fendu d'un large sourire. A la descente, les convives et les hôtes s'enlaçaient en étreintes intenses et chaleureuses avec une effusion très retenue. Échappées de l'angle des yeux, quelques larmes ruisselaient le long de l'aile des narines et humectaient les lèvres d'un goût salé. Aux manifestations gestuelles affectueuses de bienvenue succédaient une suite d'échanges verbaux. Ils se résumaient souvent en quelques mots empreints d'une banalité propre aux étrangers. En amphitryon notoire, Constant sacralisait de manière solennelle ce moment exceptionnel et fortement chargé en émotion : d'une bonne bouteille de sa production serrée entre ses genoux, il extirpait le bouchon avec maîtrise et délicatesse jusqu'à l'apparition du "top" tellement suggestif. Le tintement les uns contre les autres des verres colorés par le liquide parachevait le rite de la réception. Dès lors, chacun des participants, exceptés les enfants et l'équidé, dégustait l'exquis breuvage dans une une humeur joyeuse. Pour les garçons, l'impression festive résidait autant dans l'agitation environnante, l'aspect extraordinaire, presque cérémonial, de l'évènement que dans les retrouvailles propres avec les géniteurs... Un mélange diffus, incompréhensible, inexplicable pénétrait tous les interstices de ces êtres en formation. Les rôles entre parents et grands parents se juxtaposaient, se confondaient, se concurrençaient... 

 

 

Quelques années plus tard, les "Trente Glorieuses" commençaient à engendrer une forte croissance dans le pays. Le "cycle vertueux" - production intensive, diminution des coûts de réalisation, attractivité de l'offre et consommation de masse - auto-alimentait sa spirale d'évolution. De ce vaste et dynamique élan naissait notamment la démocratisation de l'automobile. Cette vulgarisation colportait, en plus, son slogan de plus grande autonomie, donc de liberté et d'évasion, des sensations vivement ressenties par les néo-franciliens. Les classes moyennes besogneuses bénéficiaient de cet essor et accédaient aussi à une aisance matérielle substantielle. Ces conditions favorables incitaient le couple à s'inscrire à l'examen du permis de conduire. Alors que Jean palpait le récépissé rose à la quatrième tentative, Berthe, avec son esprit fonceur et pratique, obtenait le sésame du pilotage dès son premier essai. À partir de ce moment, l'acquisition d'une "traction 11 légère" chez le voisin garagiste Citroën devenait imminente. Les trajets vers Villée devenaient plus simples et plus rapides, sans les contraintes liées aux transports en commun. Leur fréquence s'établissait environ toutes les trois semaines. L'aller et le retour s'effectuaient dans la même journée, le mercredi, jour de fermeture hebdomadaire de la boulangerie-pâtisserie parentale. Dès cinq heures, les portes du garage de la rue Eiffel à Levallois-Perret se refermaient. Le véhicule rejoignait l'autoroute de Normandie par le tunnel de Saint-Cloud puis filait sur la nationale 10 jusqu'à Vendôme. Au terme des deux cents kilomètres parcourus, vers huit heures, enfants, parents et grands-parents prenaient leur petit-déjeuner ensemble. Pour ajouter à la singularité du déroulement de ce jour inhabituel, le chemin de la communale s'accomplissait en voiture. Ce privilège exceptionnel se justifiait par une durée de proximité humaine étendue. Pour augmenter cet état de grâce éphémère, le déjeuner se consommait en famille à Villée dans des circonstances identiques. À l'approche de la soirée, les parents emplissaient le coffre de l'auto de quelques victuailles du cru et entamaient leur retour en région parisienne. Lorsque la météorologie et la clarté se montraient favorables, ils embarquaient les enfants en leur compagnie pour parcourir la boucle effectuée par la route goudronnée au départ de Villée. Déposés au bord de la route au niveau du Carroir Crépon, ces derniers regardaient la berline s'éloigner en agitant leurs bras en signe d'au revoir. Puis ils remontaient les quelques hectomètres vers Villée sans entrain et dans un silence pesant, chacun embué dans ses pensées et ruminant seul sa tristesse. Toutefois, lors des congés scolaires, ce mini-parcours se prolongeait jusqu'à la Capitale. Ce comportement s'opposait aux habitudes des petits citadins qui, souvent, fuyaient la ville oppressante pour le bon air de la campagne... Pendant la période d'internat au collège, les parents faisaient une courte halte à l'établissement de Montoire-sur-le-Loir à l'heure où les élèves petit-déjeunaient au réfectoire. Dès qu'ils apparaissaient vers l'entrée extérieure, une escapade discrète s'effectuait du lieu de restauration pour aller à leur rencontre. Une embrassade et quelques mots échangés procuraient quelques instants d'un bonheur passager et superficiel. Au retour vers les camarades, un grand sentiment de malaise de se sentir anormal, non conforme à la norme, se mêlait à la frustration laissée par ce bref aparté. Le temps de présence commune était renforcé à la coupure de la mi-journée : un aller-retour rapide permettait la prise conjointe du repas de midi. Ce court moment de coexistence insolite et factice générait une ambiguïté perturbante : entre le besoin de normalité et le vécu de l'anormalité, le mal-être s'accentuait.

 

La journée commençait par le salut à Monsieur B dès le franchissement du seuil de la salle de classe. Chaque élève se dirigeait ensuite vers sa place et s'asseyait après le rangement de ses affaires scolaires dans le lieu adéquat de son banc d'écolier. En levant la tête, il lisait la date du jour en haut à droite du tableau qui dominait le bureau. Selon le moment ou l'humeur, elle était immédiatement oubliée telle une feuille d'un éphéméride qui s'envolerait sans être lue. Quelques fois, elle attirait le regard presque continuellement en se fixant sur la rétine. Elle donnait alors l'impressionqu'elle repérait un jour (comme ce 21 novembre 1956) qui durait une éternité, voire plus...  
 
En dessous, s'exposait avec force, parfois étonnement et incompréhension, une phrase, "dite de morale", qui pouvait être une "simple" citation d'un auteur "connu". Elle constituait le premier élément de l'apprentissage du jour. C'est pratiquement à cette unique occasion que Monsieur B s'adressait à l'ensemble des élèves. Après la lecture par l'un d'eux, il leur proposait de réagir oralement, commentait leurs interventions et indiquait son interprétation, la version "officielle". La majorité des futurs adultes tentait de s'approprier cette maxime, de la faire sienne pour la vie.
 
Face aux rangées des "grands", le problème quotidien était écrit sur le "petit" tableau rotatif près de la porte d'entrée. Quelques lignes présentaient une situation courante du monde, principalement rural, de l'époque et proposaient des questions pratiques qu'elle pouvait générer. Les réponses demandaient prioritairement du bon sens, une petite dose de réflexion et quelques manipulations des opérations basiques dont le summum était "la règle de trois". Les thèmes mis en scène concernaient des conversions de mesures physiques ou de temps, des calculs de vitesse ou de débit (les fameux "problèmes de robinets"), des actes de gestion financière (prix d'achat, de revient, de vente et bénéfice)...
 
Parmi les activités importantes de la matinée figurait la dictée. Monsieur B lisait une première fois le texte qu'il avait choisi. La diction se faisait à un rythme optimum avec un appui accentué sur les "liaisons" (par exemple, les matins "z"embrumés...). Chaque morceau de phrase était ensuite lu de manière syllabique avec une insistance encore plus appuyée sur les "s" ou les "e" : "la main mouillé-e- dans un gant-t- en peau..."). Une dernière lecture, avec autant de prévenance, achevait l'exercice. 
 
La séance de lecture individuelle s'effectuait à la reprise de la pause de la mi-journée. L'un après l'autre, les "petits" (CP,CE1) défilaient à la table située au fond de la salle. Monsieur B, assis sur sa chaise, avait ouvert le livre de lecture idoine à l'envers devant lui. Debout face à lui, les lecteurs en herbe ânonnaient les mots désignés par le crayon que le maître faisait filer sur les phrases à déchiffrer. Parfois Monsieur B corrigeait l'apprenti en lui indiquant la bonne prononciation, en expliquant à nouveau le "B-A-BA", les bases de la "méthode syllabique" de lecture. Tout-à-coup, le repère s'immobilisait : l'heure de la somnolence postprandiale pointait...  
 
Les après-midi étaient consacrés aux disciplines "secondaires", "d'éveil" ou artistiques. Ainsi, il arrivait à Monsieur B de rassembler certains élèves autour d'un banc d'écolier au milieu d'une rangée. Assis sur son plateau-table, les pieds posés sur le siège, il lisait un chapitre d'un énorme livre d'histoire ouvert sur ses genoux. De temps à autre, il interrompait sa lecture pour solliciter l'auditoire par des interrogations précises ou des demandes d'impressions. Les réactions lui fournissaient des occasions de rebondir, d'ajouter une remarque ou de préciser un élément. Ensuite, son regard retrouvait les lignes momentanément abandonnées et sa voie reprenait son flux professoral pour achever le cours prévu. D'autres matières contribuaient aussi à l'ouverture culturelle, à l'éclectisme des connaissances : la géographie, les "leçons de choses"... Par exemple, la mise en évidence de la notion de convection de l'air dans une pièce résultait d'une mise en situation simple mais convaincante. Monsieur B amenait une bougie allumée près de l'espace entre le dormant et le battant de la porte d'accès fermée. La flamme s'orientait vers l'intérieur ou vers l'extérieur de la pièce selon sa position. Chacun avait compris que l'air frais pénétrait au niveau du sol pour s'évacuer en hauteur : le principe de la circulation de l'air était manifeste ! Cette petite expérience imprimait sur les rétines les deux images des directions opposées de la lueur, de manière nette et indélébile.
 
L'entrainement de la mémoire, élément essentiel à la réussite de tout apprentissage, consistait en l'étude de poésies et de chansons. Les fables de La Fontaine pour leur moralité et les poèmes de Ronsard pour la proximité géographique de son lieu de naissance figuraient, entre autres, parmi les premières. Les seconds comportaient prioritairement La Marseillaise et le Chant des partisans qui étaient répétés collectivement. Des sessions individuelles de récitation ou de chant se déroulaient occasionnellement en fin de journée au pied de l'estrade près du bureau.
 
Avant de partir à la fin de la journée, Monsieur B donnait les "devoirs" pour la journée scolaire suivante. Ces petits travaux personnels à réaliser à la maison pouvaient consister à apprendre par cœur des tables de multiplication, une poésie ou une chanson, résoudre un court problème, écrire des phrases avec des mots imposés, rédiger un texte de quelques lignes sur un thème donné, étudier une leçon...
 
Quelques mois avant la fin de la première moitié du vingtième siècle, Daniel perdait son statut de fils unique. Un second garçon venait compléter et achever la fratrie de cette famille de petits ouvriers de la proche banlieue parisienne. La naissance eut lieu à la maternité de l'hôpital "Pitié-Salpêtrière". Tout s'étant déroulé normalement, la maman et sa nouvelle progéniture rejoignirent rapidement le foyer qui occupait un modeste logement du Kremlin-Bicêtre.
 
Si les souvenirs ne sont pas trop altérés, la situation géographique des lieux, avant reconstruction du quartier, se présentait en surplomb de la rue. Un couloir de quelques mètres de long prolongé par un escalier en béton accédait à une cour cimentée pratiquement carrée. Elle donnait accès à quatre (peut-être six) habitations offrant deux à deux mitoyenneté et face à face. Le logis occupé était sur deux niveaux : le rez-de-chaussée se composait d'une pièce de taille très moyenne avec une fenêtre jouxtant la porte d'entrée, une petite cuisine et au fond un escalier en bois ; au premier étage, une ou deux chambres et une salle d'eau emplissaient l'espace.
 
La vie était rythmée par les contraintes, notamment horaires, de l'activité professionnelle du "père de famille", ouvrier boulanger : départ du foyer dans la soirée, retour dans la matinée suivante et récupération nécessaire pendant la journée. Ce travail de nuit, très pénible, s'effectuait naturellement pour l'époque et le milieu d'origine. En cette période de souvenirs récents douloureux, participer au "redressement du pays" était normal pour le "bas peuple" sans culture. Cette activité permettait en plus de "(bien) gagner sa vie" puisque la rémunération était fonction du nombre de pièces produites (tant pour un pain, tant pour un bâtard...) et le salaire était versé chaque semaine. 
 
Un an plus tard, alors que la vie se déroulait paisiblement la "mère au foyer" était atteinte d'une grave maladie pulmonaire, très certainement contractée quelques années auparavant et accentuée par les difficultés de vie liées à la guerre. Dès lors, l'éloignement des enfants de cette difficulté familiale momentanée a été fortement recommandé par le milieu médical et rendu nécessaire matériellement par le choix du traitement.
 

De cette période éloignée et de durée restreinte, trois images puissantes demeurent présentes, gravées ad vitam æternam dans la mémoire de manière indélébile. Ce discret duplex sobrement agencé constituait le cocon, sans charme particulier mais agréable à vivre, d'une famille laborieuse de la Capitale. Que de telles impressions persistent est surprenant car sa durée n'a été que d'une année environ, la première. 

 

L "TSF apres 1945 Poste a oreille"a première est celle du poste de radio qui trônait sur une petite étagère dédiée au dessus de la table ronde de la pièce principale. Il n'était certainement pas exactement ce modèle à oreilles, mais il avait une apparence similaire, qui correspondait à cette époque : un coffre en bois coloré renfermant divers composants électriques avec, en façade, des boutons de réglage et un cadran. Il délivrait son lot rituel d'informations "officielles" du moment avec les commentaires avisés et subtils de journalistes compétents (ils avaient autorité puisqu'ils savaient...). Le silence était recommandé, certainement imposé : le chef de famille s'abreuvait avec attention des petits et grands potins, des orientations et choix politiques, des plans ceci ou cela... Il avait ainsi un aperçu, "la vision" de l'évolution de la vie, de la société de ce début de deuxième partie du siècle.

La seconde est la descente involontaire et sans contrôle de marche en marche en partant du niveau supérieur. A l'arrivée au rez-de-chaussée, après une bonne suée des spectateurs et peut-être aussi de l'acteur, l'accueil a dû être d'une qualité sonore importante de part et d'autre, mais avec des motifs différents...

La troisième est la maman assise, immobile dans l'imposant fauteuil en cuir brun-rouge qui occupait un espace cubique près de la fenêtre de la pièce à vivre. C'est ce qui la rendait malade aux yeux des enfants ! Elle avait opté pour un traitement à domicile lourd et contraignant. Situées derrière le siège, deux énormes bonbonnes de dilutions médicamenteuses injectaient dans ses bras les remèdes à ses maux. La maladie était personnalisée, elle avait un visage...

 

 

Lors d'une conversation, Constant avait lancé : "Les piqûres ? mais Ida sait les faire !". Effectivement, elle avait appris les rudiments de la réalisation des injections intramusculaires par nécessité pour son fils, gravement malade. Cette information avait rapidement été colportée ici et là, et il était connu dans les environs qu'elle était en mesure d'effectuer cet acte. Quelle que soit son origine, toute demande recevait une réponse favorable de sa part. Cette action relevait souvent de l'urgence et de la nécessité dans une situation fragile, de détresse... Cette démarche se réalisait évidemment gratuitement : il s'agissait simplement, naturellement d'apporter une aide ! Toutefois, la convivialité de ce milieu rural solidaire étant spontanée et vivace, il était souvent proposé un retour de service.
 
Ainsi, lors d'un hiver pluvieux, elle avait été sollicitée pour venir en aide à une enfant en grande difficulté à la "Mignonnerie", à environ un kilomètre de Villée. Des piqûres étaient indispensables régulièrement, toutes les six ou huit heures. Or il lui était inconcevable de laisser les enfants seuls à la maison pendant son intervention.  Aussi, à la lueur d'une lampe électrique, elle cheminait pendant l'heure du parcours en leur compagnie, protégés de la pluie battante sous leur capuchon de caoutchouc. Dans le respect des consignes enseignées, elle stérilisait la seringue en verre et les aiguilles en acier. Il s'agissait d'une ébullition pendant le temps recommandé dans la casserole de son équipement. Après désinfection de l'endroit propice à l'aide d'un petit morceau de coton imbibé d'alcool, l'aiguille était piquée avec délicatesse et assurance. Le corps de la seringue rejoignait son emplacement, le piston poussait lentement et régulièrement le liquide qui pénétrait la chair pour effectuer sa "mission" humaniste, salvatrice. Après nettoyage et désinfection du matériel, il restait à effectuer le retour à Villée...
 
Plus d'un demi-siècle après, alors que la vie a abandonné Ida depuis plus d'une trentaine d'années, une anecdote mérite sa relation. Lors d'un "pèlerinage" sur ces terres sougéennes de l'enfance, une rencontre se produisit avec monsieur et madame G, les propriétaires de la maison de Villée. Ce long moment d'échanges en parcourant la propriété fut chargé d'intenses émotions, telles l'enfant qui découvre une montagne de jouets. Et, au cours de la conversation, madame G posa  cette question, en parlant de Ida : "Mais cette femme était infirmière ?". Tout ce temps écoulé n'avait pas complètement effacé cette présence bienfaitrice en son temps et en ces lieux : on pouvait encore évoquer Ida.

 

Les premières années d'un être humain sont essentielles pour sa vie entière. Outre son potentiel héréditaire légué par ses géniteurs, son avenir se construit très souvent à cette étape. Les circonstances inhérentes à ses origines, son environnement immédiat, l'époque, le lieu... forgent son caractère par imprégnation. L'osmose entre ses attributs innés et ses acquisitions de base apportées, proposées par l'entourage crée l'entité, l'essence de l'individu. 
 
Les aléas et les circonstances de la vie ont engendré la naissance parisienne dans une famille ouvrière modeste. La nécessité de l'éloignement familial a été l'opportunité idéale de l'élaboration des fondations de l'enracinement fondamental et profond, dans des conditions inconscientes optimales. Une attitude péremptoire sur la présentation de ce début de vie serait excessive, mais le proverbe "à toutes choses malheur est bon" semble une illustration très proche de la réalité de ce vécu.